C’est dans les vieilles marmites que l’on fait les meilleures soupes, dit-on. Une expression qui s’applique bien au revirement de politique monétaire annoncé par la Banque centrale européenne le 7 mars. Alors que depuis quelques mois, la BCE avait plutôt préparé les esprits à des mesures moins accommodantes, elle a ressorti du placard, à la surprise générale, une technique utilisée en 2014 et en 2016 connue sous le sigle de TLTRO pour « targeted longer-term refinancing operations » (opérations de refinancement à plus long terme ciblées).
Les TLTRO consistent à octroyer des prêts à long terme aux banques en les incitant à développer leur activité de crédit au profit des entreprises et des ménages. Ainsi les banques ayant participé aux
TLTRO n°2 ont pu emprunter jusqu’à trente pour cent de leur encours de prêts à un taux d’intérêt plus faible que celui que la BCE proposait habituellement. Et surtout pour une durée plus longue : quatre ans au maximum, au lieu de trois mois en temps normal. Condition : les banques, disposant ainsi d’un financement stable et sûr dans une période d’incertitudes sur les marchés, devaient impérativement prêter « aux acteurs de l’économie réelle » sous peine de devoir rembourser par anticipation.
En cela, les TLTRO constituent un des « instruments non conventionnels » de la politique monétaire de la BCE. Ils avaient été précédés en 2011 et 2012 par des LTRO, des prêts à trois ans, à taux très faible et gagés par un « collatéral », d’un montant total de 1 100 milliards d’euros. Les LTRO avaient marqué un changement radical de la politique de la BCE, jusque-là cantonnée dans le pilotage des taux d’intérêt à court terme.
Depuis 2009, la BCE alimentait également la liquidité des banques par le biais de rachats massifs d’actifs financiers en portefeuille, principalement des obligations d’État, leur permettant de la sorte d’alléger leurs bilans (politique de « deleveraging »). Cette politique a été élargie et renforcée en mars 2016, mais la BCE y a mis fin en décembre 2018. Parallèlement, elle avait laissé entendre que ses taux pourraient être relevés progressivement à partir de l’été 2019.
Pourquoi donc revenir aux TLTRO, dont les dates sont connues (septembre 2019 à mars 2021) ainsi que la durée probable (deux ans seulement contre quatre en 2016) mais pas les conditions précises dans lesquelles ils seront accordés ?
La première raison, qui était anticipée, est technique. En juin 2020 arriveront à échéance près de 400 milliards d’euros de prêts accordés lors de la dernière vague de TLTRO en 2016, dont le remboursement va peser sur la trésorerie de certaines banques, particulièrement en Italie. Comme par ailleurs la BCE n’éponge plus les actifs excédentaires figurant dans les bilans, les ressources des banques étaient appelées à se tarir, sauf à emprunter directement, pour des durées plus courtes et un coût plus élevé sur un marché monétaire devenu plus étroit, avec des conséquences défavorables sur leurs capacité de prêt.
C’est là qu’intervient la seconde raison, d’ordre économique. En période de croissance retrouvée, le resserrement des conditions de crédit n’aurait pas une grande incidence du moment que les perspectives sont bonnes. Le problème est qu’elles ne le sont plus.
La BCE a pris acte du ralentissement de la zone euro, dont les prévisions de croissance ont été revues à la baisse dans une proportion très importante pour 2019 : 1,1 pour cent au lieu du 1,7 pour cent prévu il y a seulement trois mois. Pour 2020, la révision est de bien moindre ampleur : 1,6 pour cent au lieu de 1,7. En cause le ralentissement des économies américaine, chinoise et même allemande, celui du commerce mondial et les incertitudes persistantes autour du Brexit.
Par la même occasion, la Banque centrale a revu à la baisse ses prévisions d’inflation : les taux prévus de 1,6 pour cent pour 2019 et de 1,7 pour cent pour 2020, qui se rapprochaient de l’objectif de 2 pour cent que l’on cherche à atteindre depuis des années, ont été respectivement ramenés à 1,2 et 1,5 pour cent.
Dans ces conditions, tout doit être fait pour soutenir l’activité, notamment « en préservant des conditions de crédit favorables ». La BCE a annoncé qu’aucune hausse de taux ne surviendrait avant la fin de l’année en cours. Et, plutôt que de revenir aux rachats d’actifs, elle mise à nouveau sur les TLTRO. Une politique qui n’avait pourtant pas donné les résultats attendus lors des précédentes vagues de prêts : toutes les banques n’avaient pas eu recours au dispositif et du côté des entreprises et des particuliers, les projets d’investissement ne sont pas extensibles et la capacité d’emprunt est de toute manière limitée.
Ce retour à la politique de « prêts géants », couplé à l’arrêt des rachats d’actifs, fait ressurgir un risque déjà bien identifié, celui de l’augmentation des bilans des banques, puisque les emprunts à la BCE accroîtront leurs dettes et que l’utilisation des fonds sous forme de prêts à l’économie augmenteront à due concurrence leur actif comptable.
La menace concerne en particulier les établissements dits systémiques. Depuis 2011, on dispose d’une liste précise de ces entités, définies à partir de cinq critères, que le Conseil de stabilité financière (Financial Stability Board ou FSB) publie et met à jour chaque année.
Il s’agit principalement de banques (« global systemically important banks », G-SIBs), dont le nombre est resté stable (29 unités) entre 2011 et 2018. Huit sont américaines, dont les deux premières en termes de taille : JP Morgan Chase et Citigroup. Huit autres font partie de la zone euro, dont quatre françaises, et quatre sont chinoises. On compte aussi trois banques britanniques, trois japonaises, deux suisses et une canadienne, avec une assez forte rotation dans le temps : certains établissements sont sortis de la liste, comme par exemple la banque espagnole BBVA, Dexia, RBS ou Nordea, mais d’autres ont fait leur entrée, comme les groupes bancaires chinois.
Le bilan agrégé de ces banques systémiques, qui était de 46 900 milliards de dollars en 2011, a atteint 51 700 milliards de dollars en 2017, soit 10,3 pour cent de plus. Une augmentation due à la Chine où les bilans de ces banques a été multiplié par 6,3 entre 2011 et 2016, et où leur poids dans le système bancaire local a plus que triplé pour atteindre 41 pour cent en 2016 (la moyenne mondiale était alors de 34 pour cent). Aux États-Unis, l’évolution a été plus favorable car la part des banques systémiques a nettement baissé sur la période 2011-2016, en passant de 54 à 47 pour cent : mais ce niveau reste néanmoins préoccupant.
En revanche, la zone euro s’en tire beaucoup mieux, mais en apparence seulement. En effet, le nombre de banques systémiques a diminué de 10 à 7 entre 2011 et 2016 et leurs bilans ont baissé de plus de trente pour cent. Cela étant, comme le « deleveraging » a été général, leur poids dans le total du secteur bancaire a très peu diminué (37 pour cent en 2016 contre 39 pour cent cinq ans plus tôt).
D’autre part leur solvabilité pose problème. Au niveau mondial, elle s’est améliorée au fil des années. Mais c’est surtout vrai si on la mesure par leur ratio pondéré (fonds propres/actifs pondérés par les risques) qui est passé de 12,3 pour cent en 2011 à quinze pour cent en 2015. En revanche leur ratio de levier (fonds propres/actifs) a moins progressé, passant de 5,4 à 7,2 pour cent dans le monde.
Dans la zone euro, ce dernier ratio est resté plus faible (il est passé de 3,5 à 4,9 pour cent) avec une anomalie majeure : le ratio pour l’ensemble des banques de la zone est passé de 7 à 9,1 pour cent. Ce qui signifie que les banques systémiques y sont en moyenne moins capitalisées que les autres, alors qu’elles devraient l’être davantage vu le risque qu’elles font courir au système !
D’où l’intérêt des « surcharges » recommandées par le Comité de Bâle : les banques systémiques doivent renforcer leurs fonds propres de 2,5 points de plus que les autres. D’où également la prudence qui doit être de mise quant à l’augmentation possible des actifs des banques de la zone euro à la suite de nouvelles vagues de TLTRO.