Si on ne compte plus les dizaines d’essais d’économistes pour expliquer avec moult détails ce qui a provoqué la plus grande crise financière que le monde ait connu depuis 1929, nous manquions cruellement d’une mise en perspective sur les conséquences géopolitiques de celle-ci. C’est chose faite avec les travaux de l’historien britannique Adam Tooze qui nous donne un nouvel éclairage sur les séismes politiques tels que le Brexit, la déstabilisation de nombreux pays européens, sans oublier l’accession de Trump à la Maison blanche.
Pour beaucoup, la crise de 2008 s’est conclue par un happy end : en effet, notre système bancaire mondial a évité la crise du crédit qui fut la cause de la grande récession des années 1930. Dans son dernier ouvrage1 largement salué par la presse internationale, Adam Tooze tempère cet enthousiasme. Il nous rappelle que les crises majeures ont toujours été des « game changers » qui ont transformé le monde. À la fin du XVIIIe siècle, les difficultés de la révolution industrielle ont permis l’émergence d’une économie de marché. La crise de 1848 a mis sur orbite la théorie marxiste. La grande dépression de 1930 a produit à la fois la théorie générale de Keynes et le monétarisme de Friedman. Au cours de la décennie écoulée, le crash de 2008 a donné naissance à une industrie artisanale composée de livres, d’articles, de documentaires, voire de films, mais sans pour autant produire une théorie globale. Les enseignements de cette crise sont multiples et dépassent de très loin le cadre de l’économie étasunienne.
Cette crise nous apprend par exemple que de nombreuses économies (Irlande et Corée du Sud, par exemple) considérées comme de « bonnes élèves » par l’establishment mondial pour leurs excédents gouvernementaux et commerciaux, et leurs réglementations des plus légères en matière bancaire et de droit du travail ont failli. Elles se sont effondrées au moment où 90 pour cent des flux monétaires mondiaux se sont taris. Pourquoi ? Parce que cette prescription néolibérale avait habilement négligé certains invariants pénibles, à savoir que la principale menace émanait du système bancaire (et non de l’État) et de la dette privée (et non publique). À l’exception notable de Northern Rock, l’absence de « bank run » ne doit pas nous réjouir plus que cela : car toutes les mesures d’urgence, de renflouement, d’aide ont été poursuivies sous la direction d’un petit cénacle de technocrates « sans aucun débat public, démocratique », et ce aussi bien aux États-Unis qu’en Europe.
En effet, les dirigeants américains et européens, qui n’ont jamais remis à leur place la caste oligarchique bancaire malgré leurs discours très ronflants au G20 en 2009, ont transformé une crise de créanciers (super riches) en débiteurs (pauvres et de classe moyenne), poussant les pertes des premiers sur les seconds – stratagème bien connu sous le nom de privatisation des profits et collectivisation des pertes.
Tooze révèle que l’austérité de la zone euro, qui a condamné des dizaines de millions d’Européens à des épreuves cruelles et inutiles (rappelons pour mémoire les hôpitaux grecs privés de médicament vitaux comme les anticancéreux par exemple), était à l’origine défendue non pas par les conservateurs mais par les sociaux-démocrates allemands, et s’inspirait de la brutalité avec laquelle les élites d’Europe orientale avaient imposé une austérité à leurs propres peuples. L’UE a peut-être réussi à mettre en œuvre une décennie de prêts supplémentaires à l’État grec insolvable et aux banques européennes en faillite pour cacher le fait que ces dettes et pertes ne peuvent être remboursées, mais elle a payé un prix politique gigantesque pour cela : une « défaite historique du capitalisme européen », accompagnée d’une aggravation généralisée de l’austérité et de la montée des populisme dans quasiment tous les pays .
L’argument le plus insistant de Tooze est que le krach de 2008 a créé les conditions d’une « démocratie illibérale ». Le succès du Tea Party et de l’extrême droite américaine, affirme-t-il, en est directement issu. Lorsque George W. Bush, le secrétaire au Trésor Hank Paulson et le président de la Réserve fédérale Ben Bernanke ont compris qu’ils devaient dépenser d’urgence 700 milliards de dollars pour nationaliser le système financier américain, leur propre parti s’est révolté contre eux. La plupart des républicains ont rejeté catégoriquement le plan de sauvetage et ont refusé de voter en sa faveur. Sur les 205 voix en faveur du Troubled Asset Relief Program (TARP), « 140 venaient des démocrates et seulement 65 des républicains. Parmi les opposants, 133 étaient républicains et 95 démocrates ». Ces faits méritent d’être réexaminés, car, comme Tooze le dit, ceux qui ont refusé de voter pour le TARP ouvriraient la voie au très conservateur « Freedom Caucus » du Congrès qui a toujours soutenu Donald Trump.
Les dégâts politiques furent aussi considérables en Europe, particulièrement en Hongrie et en Pologne. Les deux pays étaient entrés sur les marchés européens des capitaux non pas avec l’euro, mais avec leurs anciennes monnaies, le forint et le zloty. Vulnérable et de petite taille, la Hongrie a remboursé une grande partie de ses dettes nationales et de celles des ménages en francs suisses. Avec l’effondrement du forint et l’appréciation du franc à la suite de la crise, la Hongrie, ses entreprises et ses propriétaires se sont retrouvés presque ruinés, leurs dettes étaient devenues quasi-insoutenables. La Hongrie aurait été « humiliée ». Aux yeux de beaucoup de Hongrois, l’aide du FMI et de l’UE, favorable mais intrusive, aurait fait de la Hongrie une colonie de l’UE et des intérêts des capitaux internationaux.
Pour les nationalistes et ceux qui ont perdu leurs économies et leur maison, cela rappelait le traité du Trianon de 1920, qui a vu les grandes puissances européennes amputer 70 pour cent de la masse terrestre de la Hongrie et 75 pour cent de sa population. Le parti d’extrême droite Fidesz, dirigé par Victor Orbán, a recyclé les clichés antisémites de banquiers étrangers et des complots juifs pour faire tomber la Hongrie. La Pologne a emboîté le pas, mais plus tard, avec son propre passage à un gouvernement nationaliste catholique et autoritaire.
Tooze consacre un large part au désastre du Brexit dont les conséquences, là encore, dépassent de loin le Royaume-Uni. Selon lui, ce vote ne reflétait pas une certaine xénophobie endémique des Britanniques, mais était dû à une combinaison mortelle de deux facteurs. En premier lieu, une politique monétaires inadaptée de la Banque d’Angleterre qui a provoqué un afflux de travailleurs européens au Royaume-Uni : la Banque centrale européenne ayant réduit de façon ridicule l’offre en euros alors que la Banque d’Angleterre a fait largement tourner sa planche à billets, le résultat étant l’effondrement des marchés du travail sur le continent alors qu’au Royaume-Uni, de nombreux emplois précaires furent créés. Ajouter à cela le penchant de David Cameron pour l’austérité autodestructrice, qui a considérablement dégradé les conditions de vie des classes populaires britanniques.
Pour terminer sur une note positive, nous pourrions souhaiter qu’une nouvelle génération de politiciens sera à même de saisir le besoin urgent d’une autre politique nationale comme internationale. Cette génération devrait créer un Bretton Woods du XXIe siècle, qui prendrait aussi en compte l’influence considérable du secteur financier sur le dérèglement climatique. À ce sujet, l’irruption du mouvement des Gilets Jaunes (que Tooze n’a pu commenter, son livre étant sorti bien avant leur apparition sur l’échiquier politique), largement composé des classes populaires et pour l’instant soutenu par une majorité de Français, est remarquable dans sa forme et ses revendications.
Si les Gilets Jaunes dénoncent clairement l’injustice sociale, fiscale et le déficit démocratique de la Cinquième République, ils n’appellent pas pour autant à la venue d’une figure autoritaire à l’image d’un Salvini ou d’un Orban. L’étude des cahiers de doléances remplis dans les mairies de France est édifiante à ce sujet : les demandes de justice sociale et fiscale et de réformes démocratiques sont omniprésentes alors que les thématiques identitaires défendues par Marine Le Pen sont marginales. Il est bien sûr trop tôt à ce stade pour dire comment va évoluer ce mouvement mais ce qui est déjà acquis c’est qu’une large part de la population (et pas uniquement en France) a bien intégré que le « business as usual » post-2008 n’est plus envisageable au seul regard des inégalités économiques croissantes.