40 000 heures, ce serait le temps passé au travail par un salarié moyen pendant toute sa vie active, à raison de trente heures par semaine pendant 35 ans, un objectif qu’en 1965 on pensait pouvoir atteindre dans « un avenir assez proche », grâce à la hausse de la productivité elle-même alimentée par le progrès technique.* Près de 55 ans plus tard, a-t-il été réalisé ? Il est à craindre que non, malgré les énormes avancées technologiques enregistrées depuis, censées, entre autres apports, « libérer l’homme du travail ».
En raison de l’allongement de l’espérance de vie mais aussi des problèmes démographiques qui compliquent le financement des retraites dans la plupart des pays développés, la durée de la vie au travail y est aujourd’hui très supérieure à quarante ans.
Surtout, le temps de travail annuel n’a pas diminué autant qu’on pouvait le prévoir. En 1965, alors qu’il était encore un peu partout supérieur à 2 000 heures, on pensait qu’il pourrait rapidement tomber à 1 200 heures (base du calcul des 40 000 heures) soit la moitié ce qu’il était en 1950 en Allemagne par exemple. Mais à ce jour on en est encore loin.
Comme l’a montré un travail académique publié en 2011**, la réduction du temps de travail, considérée comme une des plus importantes conquêtes sociales du XXe siècle, a marqué un net ralentissement depuis le début des années 2000. Depuis sa publication on observe même une tendance à la hausse dans certains pays. En 2000, la moyenne des 34 pays membres de l’OCDE était de 1 841 heures par an, avec naturellement de grandes disparités. Cinq pays affichaient une durée supérieure à 2 000 heures (Mexique, Chili, Corée du sud, Israël et Grèce) tandis que dans sept autres, tous européens (Allemagne, Belgique, Danemark, France, Luxembourg, Norvège et Pays-Bas), le temps de travail était inférieur à 1 600 heures par an.
Entre 2000 et 2010, tous les pays, y compris les non-membres qui ont été étudiés (Russie, Lituanie, Costa Rica) ont connu une diminution de la durée annuelle, conformément à une tendance séculaire mais de manière assez limitée. Ainsi la moyenne des membres de l’OCDE s’élevait à 1 775 heures en 2010, soit une baisse de 3,6 pour cent en dix ans.
Depuis 2010, le décor a changé. La moyenne de l’OCDE est restée pratiquement stable (1 759 heures en 2017 soit -0,9 pour cent en sept ans) et huit pays étudiés (États-Unis, Irlande, Luxembourg, Mexique, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et Russie) ont connu une augmentation, même si elle est parfois dérisoire : c’est le cas au Grand-Duché, avec 1 518 heures au lieu de 1 517.
Il n’y a guère qu’en France et en Allemagne que le nombre d’heures travaillées par personne a continué à baisser, mais plus lentement que par le passé. En Allemagne, où l’un des plus grands syndicats a récemment obtenu pour ses adhérents le droit à une semaine de travail de 28 heures, les salariés travaillent désormais moins de 1 360 heures par an, record du monde. Mais dans les pays anglo-saxons, on passe en moyenne davantage de temps au travail qu’il y a dix ans.
Plusieurs explications ont été avancées par les économistes et les sociologues. En premier lieu, l’évolution de la structure de la population active, en liaison avec les progrès de l’éducation et les changements économiques. En France par exemple, les cadres et professions intellectuelles supérieures représentaient 18 pour cent de la population active en 2017, soit cinq points de plus qu’en 1999. Leur proportion a plus que doublé depuis 1982 et rattrape celle des ouvriers, qui ne forment plus que vingt pour cent du total, contre le quart en 1999 et le tiers en 1982.
Or les cadres « ne comptent pas leurs heures » : leurs tâches sont souvent plus intéressantes et agréables qu’aux échelons inférieurs et le temps passé au travail est un critère de leur investissement dans l’entreprise. C’est ce qui explique qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la durée du travail a surtout augmenté chez les travailleurs à revenu élevé. « Les travailleurs du savoir d’aujourd’hui sont entourés de collègues intelligents qui s’attaquent à des problèmes intéressants et difficiles qui comptent dans le monde réel. Pourquoi devraient-ils sacrifier le temps passé de manière aussi enrichissante pour des heures consacrées à des activités de loisirs qui sont souvent moins satisfaisantes ? », peut-on lire dans un article de l’hebdomadaire britannique The Economist du 22 décembre 2018.
Dans les deux pays concernés, le magazine incrimine également l’affaiblissement des syndicats, désormais incapables de défendre les salariés contre les tentatives patronales pour les faire travailler davantage, et qui serait aussi responsable d’un accroissement des écarts de rémunérations.
Or un travail de recherche mené à Harvard a montré que les inégalités de revenus aux États-Unis, supérieures à celles constatées en Europe, poussaient les salariés du bas de l’échelle, avec une productivité horaire comparable à celle de leurs homologues européens, à travailler plus longtemps. Au Royaume-Uni, selon une statistique officielle, sept pour cent des salariés gagnaient le salaire minimum voire moins en 2018, soit deux millions de personnes, un nombre deux fois plus élevé qu’il y a dix ans et qui devrait passer à 3,2 millions en 2020 !
Il s’agit en somme pour eux de « travailler plus pour gagner plus ». C’était un des slogans de campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, qui s’était traduit ultérieurement par une défiscalisation des heures supplémentaires, une mesure finalement reprise par Emmanuel Macron pour calmer les « Gilets jaunes » en décembre 2018. Pourtant la France n’est pas considérée comme un pays inégalitaire. Mais, comme d’autres pays européens, le pouvoir d’achat n’y progresse plus que lentement et en tout cas de manière peu perceptible (d’Land du 21 décembre). Les salariés cherchent donc à arrondir leurs fins de mois en travaillant plus longtemps, même si la durée légale diminue. Une situation que connaissent bien les pays qui ont multiplié les « jobs à un euro » pour faciliter le retour à l’emploi après la crise.
Sont également en cause les nouvelles formes d’organisation du travail (horaires flexibles, télétravail etc.). Une étude parue en décembre 2016 dans la European Sociological Review, menée sur des salariés allemands, a conclu que, contrairement à une idée reçue, ceux qui peuvent choisir leurs horaires travaillent plus que les autres. Or, de plus en plus de salariés bénéficient, pas toujours sur la base du volontariat, de ces types d’aménagements. Une des auteures, Heejung Chung, de l’université de Kent en Angleterre, observe aussi que « les frontières de plus en plus poreuses entre le travail et les autres sphères de la vie peuvent également expliquer le fait que le travail empiète sur le temps de loisir ou la vie de famille ». Les facteurs de « pression à la hausse » de la durée annuelle du travail sont donc à l’œuvre dans un grand nombre de pays.
Durées habituelles
En France la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) qui dépend du ministère du Travail, a publié en juin 2018 une comparaison des « durées habituelles hebdomadaires » de travail en 2016 pour huit États membres de l’UE : l’Allemagne, le Danemark, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Suède et le Royaume-Uni. Pour des raisons de méthode cet indicateur se révèle plus pertinent, pour établir des comparaisons internationales, que celui de « durées effectives ».
En 2016, cette durée, qui s’applique à une semaine normale sans évènement particulier, est plus élevée en France, en Suède et au Royaume-Uni que dans les autres pays étudiés. C’est une surprise, car la France est depuis 2000 « le pays de 35 heures », une mesure légale aussi enviée que moquée à l’étranger.
Cela s’explique par le fait que, si la durée moyenne du travail des salariés français à temps complet, égale à celle des Pays-Bas, est bien parmi les plus faibles (39,1 heures en moyenne) la proportion de salariés à temps partiel (18,3 pour cent), voisine de celle de l’Italie, est très inférieure à celle l’Allemagne, du Danemark et du Royaume-Uni (plus de 25 pour cent). Aux Pays-Bas, la moitié des personnes ayant un emploi sont à temps partiel. De plus, les salariés français à temps partiel travaillent en moyenne 23,7 heures par semaine, une durée parmi les plus élevées d’Europe.
L’étude apporte également un éclairage sur la part de salariés travaillant en horaires qualifiés d’atypiques (le soir, la nuit et le dimanche). Les salariés travaillent plus souvent le soir dans les pays du nord de l’Europe (Pays-Bas, Danemark) tandis que le travail de nuit est surtout répandu au Royaume-Uni. Le travail du samedi est le plus élevé aux Pays-Bas et le travail du dimanche est un peu plus faible dans les pays du sud de l’Europe. En France, le travail en horaires atypiques était assez peu répandu en 2016, mais il était déjà plus long qu’ailleurs et il va s’étendre car le travail du dimanche est devenu plus fréquent depuis 2017 dans le commerce. gc