Parmi toutes les réformes annoncées dans l’accord de coalition, la gratuité des transports publics au courant du premier trimestre de l’année prochaine aura fait son petit effet. Cette décision est non seulement symboliquement importante dans une société où le dicton «Wat näischt kascht, dat näischt ass » vaut presque parole d’évangile, elle ouvre également des portes sur une transformation sociale radicale. Dans son dernier manifeste, le politologue Paul Ariès considère que la gratuité généralisée est beaucoup plus réaliste que le revenu universel, qui a la faveur de nombreux mouvements sociaux.
D’abord, Ariès objecte que les projets de revenu universel sont très complexes à mettre en œuvre, ne serait-ce que par la définition d’un seuil de rémunération qui soit jugé acceptable. De plus, le revenu universel devrait maintenir, voire d’étendre, la monétarisation. Les rémunérations des parents pour la garde de leurs enfants, des étudiants pour qu’ils apprennent ou des paysans pour les services rendus à l’environnement ne cadrent pas avec une logique souhaitée de rupture avec le capitalisme. Enfin, Ariès objecte que le revenu universel ne garantit en rien que les sommes versées seront utilisées pour des produits à forte valeur ajoutée écologique, sociale et démocratique. Nous resterions dans la logique de la définition individuelle des besoins, donc de la société de consommation. La gratuité présente le grand avantage de ne pas être seulement une réponse à l’urgence sociale, mais un instrument pour sortir petit à petit du monde marchand.
Ayant réglé son compte au revenu universel, Paul Ariès consacre une large partie de son livre à défendre le concept de gratuité qui serait, d’après ses détracteurs, une source de gaspillage sans fin. Il conteste l’argument que la marchandisation permettrait de protéger les ressources naturelles : plus le pétrole deviendrait rare, par exemple, plus son prix augmenterait, conduisant à en limiter l’usage ! Il ne s’agit selon lui évidemment pas de rendre toute l’énergie gratuite, ni même d’atteindre le maximum de nos capacités de production. Chacun sait désormais que la survie de l’humanité impose de laisser sous terre une bonne partie du pétrole disponible, puisque son utilisation aggraverait le réchauffement climatique. Imaginer la gratuité de l’énergie requiert d’élaborer une transition rapide et douce entre un mode de vie énergivore et un mode de vie sobre. Une telle politique se marie parfaitement avec un scénario d’économie des énergies fondé sur une réduction à la source des besoins en énergie.
Mais la gratuité s’applique à tous les domaines de l’activité humaine : si l’école publique est gratuite, c’est parce qu’elle est payée par les impôts. La gratuité est donc le produit ou le service débarrassé du prix, mais pas du coût. Cette gratuité est aussi socialement, culturellement, juridiquement, anthropologiquement, politiquement construite. Il ne s’agit pas de suivre le vieux rêve mensonger « Demain, on rase gratis ». Paul Ariès n’emprunte pas la voie de certains anarchistes qui remettent en cause toute forme de propriété privée : la gratuité n’est pas le vol, elle doit donc se conformer à plusieurs règles.
En premier lieu, la gratuité ne couvre pas seulement les biens et services qui permettent à chacun de survivre (comme l’eau vitale et le minimum alimentaire), elle s’étend, potentiellement, à tous les domaines de l’existence, y compris le droit au beau, le droit à la nuit, etc. L’Observatoire international de la gratuité a recensé les mille et une formes que prend cette longue marche vers une civilisation de la gratuité : gratuité de l’eau et de l’énergie élémentaires, de la restauration scolaire, des services culturels, des équipements sportifs, des services funéraires, de la santé, de l’enseignement, du logement, des transports en commun scolaires et urbains, etc.
En deuxième lieu, si tous les domaines de l’existence ont vocation à être gratuits, tout ne peut être gratuit dans chacun des domaines. Pas seulement pour des raisons de réalisme comptable, mais parce que la gratuité devrait conduire à la sobriété. C’est pourquoi l’auteur propose un nouveau paradigme : gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l’interdiction du mésusage. Pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine ? Il n’existe pas de définition scientifique et encore moins moraliste, de ce que serait le bon ou le mauvais usage des communs. La seule définition est politique : c’est aux citoyens, aux usagers de définir ce qui doit être gratuit, renchéri ou interdit. La gratuité fait donc à la fois le pari de l’implication citoyenne et de l’intelligence collective. C’est un pari informé par le retour d’expérience qui prouve que les gens font spontanément très bien la différence entre, par exemple, un usage normal de l’eau et son gaspillage.
Enfin, le passage à la gratuité suppose de transformer les produits et services préexistants dans le but d’augmenter leur valeur ajoutée sociale, écologique et démocratique. Une restauration scolaire gratuite doit permettre, par exemple, d’avancer vers une alimentation relocalisée, respectueuse des saisons, moins gourmande en eau, moins carnée, faite sur place et servie à table ; tout le contraire de la restauration actuelle sous la coupe de l’industrie agroalimentaire.
La gratuité rompt avec la philosophie utilitariste qui considère que l’humain serait avant tout un animal calculateur. Elle dépasse déjà l’utilitarisme en passant d’un « intérêt à… » à un « intérêt pour… », c’est-à-dire en développant les motivations intrinsèques par rapport aux motivations extrinsèques, ce que le psychologue hongrois Mihaly Csíkszentmihályi nomme l’état de « flow » (qui consiste à être absorbé par ce que nous faisons) et qu’il définit comme le secret véritable du bonheur humain.
C’est donc des perspectives très stimulantes qu’ouvre Paul Ariès dans son manifeste. Des esprits chagrins pourraient lui objecter que tout ceci ne fonctionnerait qu’à condition que toute la population d’un pays (et pas seulement une élite, aussi éclairée soit elle) appuyait ce système par un consentement massif à l’impôt qui serait nécessairement levé pour financer tout ceci. On pourrait leur rétorquer que ce consentement est déjà très mis à mal par les personnes physiques comme morales les plus riches dès lors qu’il s’agit de financer le bien commun de pays où la gratuité est déjà réduite à la portion congrue, et donc que la question de la justice fiscale dépasse de loin cette discussion. Mais la question mérite justement d’être posée clairement au Luxembourg, pays dont les finances publiques sont justement en bien meilleure santé comparées à ses voisins : Est-ce que la coalition gouvernementale au pouvoir va utiliser les transports publics comme tremplin pour étendre la gratuité à d’autres secteurs et transformer radicalement la société luxembourgeoise ? Ou va-t-elle se contenter d’une excellente opération de « nation branding » ? L’avenir nous le dira.