Patrimoine architectural et photographique

Archéologie verticale

d'Lëtzebuerger Land vom 25.03.2010

En 2012, promet le Centre national de l’audiovisuel (CNA) à Dudelange, soit six ans après la date annoncée, la galerie consacrée à la collection de photos The Bitter Years (1935-1942) d’Edward Steichen ouvrira enfin ses portes au public. L’idée de réaménager le château d’eau de Dudelange et sa salle des pompes avoisinante, situés à côté du CNA, remonte elle, à 2002. Le site en question, le Schnauzelach sur lequel ont été érigées ces deux bâtisses des années 1920, a retenu toute l’attention de l’ancien député-maire de la ville, Mars di Bartolomeo (LSAP), de l’ancien directeur du Service des sites et des monuments nationaux (SSMN), Georges Calteux et de Jean Back, directeur du CNA et conservateur du patrimoine Steichen, pour une installation qui servirait de demeure permanente à une collection d’envergure qui comprend 208 photographies.

Si, au départ, Jean Back envisageait un retour aux sources en instaurant un lieu dans le Bivange natal du photographe naturalisé américain, l’option Dudelange s’est avérée être un défi plus attrayant car plus insolite. À commencer par les conditions que présentait la cuve du château d’eau, évidemment liées à des problèmes d’humidité, et contraires à toute exposition de photographies, aussi peu prestigieuse soit-elle. Les estimations liées à l’isolation du lieu furent confiées aux bureaux d’ingénieur Deadalus et Jean Schmit. L’autre question épineuse concernait l’exploitation de l’espace réduit à l’intérieur de la tour.

C’est l’architecte Claudine Kaell qui, après avoir soumis ses plans et esquisses au SSMN, s’est vue attribuer la charge du projet de rénovation, et du château d’eau et du bâtiment annexe. Si dans ses premiers plans soumis, elle avait déjà inclus la salle des pompes comme abri supplémentaire pour une partie de la collection photo, on apprend aux dernières nouvelles de la part de Patrick Sanavia, actuel directeur du SSMN, que la salle sera uniquement destinée à accueillir des expositions temporaires d’autres artistes, et qu’elle prévoit aussi un espace boutique et billetterie. Les finances ne permettent pas de procéder à un assainissement aussi poussé que dans l’ancien réservoir, il n’y aurait donc aucune garantie de conditions de conservation adéquate pour des clichés qu’on sait extrêmement fragiles.

Quand, en mars 2009, le gouvernement fixait à 40 millions au lieu de 7,5 millions d’euros le seuil au-dessus duquel un investissement de l’État nécessite le vote d’une loi spéciale (modification de l’article 80 de la loi modifiée du 8 juin 1999), le budget dont disposait le SSMN est passé de six millions à neuf millions d’euros. C’est aussi grâce aux dotations « anti-crise » dont le service bénéficiait, que les travaux de rénovation intégrale de la salle des pompes sont revenus à l’ordre du jour, alors qu’ils avaient été jugés trop onéreux dans une deuxième phase de chantier. Patrick Sanavia insiste, à côté d’une entière transparence des comptes, sur le fait qu’on ne cherche pas à faire dans du bling bling, mais à conserver la nature industrielle et historique de l’installation, tandis que pour Jean Back, l’aventure avec toutes les contraintes aussi bien financières que logistiques, n’en devient que plus romantique.

Pour lui, le démarrage du chantier en 2003 est un pari fou où le coeur l’a emporté sur la raison : « Je ne peux même pas commencer à vous dire l’importance de ce projet, et à combien de niveaux, il représente pour nous, et pas seulement pour ceux mordus de photographie, un témoignage à la fois historique et émouvant du passé ». Car ces photos prises par une douzaine de photographes entre 1935 et 1941, durant la Grande Dépression aux États-Unis, et choisies en 1962 pour une exposition éponyme au MoMA à New York par le commissaire d’alors, Edward Steichen, valent autant par leur qualité esthétique que par le message humaniste qu’elles transmettent.

La caméra de ces photographes, de Walker Evans à Dorothea Lange, va devenir au fil des rencontres le témoin d’une extrême pauvreté des agriculteurs américains – d’ailleurs, les photos commissionnées à l’époque par le gouvernement Roosevelt seront par la suite vivement critiquées parce que ne servant pas la cause de la propagande souhaitée. En 1967, le MoMA offre la collection à l’État luxembourgeois. Après avoir été admirées, grâce à l’itinérance de l’exposition, aux quatre coins du monde, ces 208 traces du passé sont retournées au dépôt à Dudelange en 2003, où, après avoir été restaurées par Sandra Maria Petrillo, elles sont en cours de digitalisation.

Tout aussi délicats, les travaux à l’intérieur du château d’eau encerclé depuis six mois par un échafaudage, revêtent la dimension d’une expédition en terra incognita. Patrick Sanavia : « La plus grosse difficulté pour l’avancement du projet était le fait de ne pas savoir ! Il y a encore quelques mois, on ne savait pas dans quel état on allait trouver la cuve. Qu’allait-il falloir démonter ? Qu’est-ce que nous pourrions garder ? Et, nous voulons sauvegarder le plus possible aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de cette structure. Il s’agit là, véritablement, d’archéologie verticale ». Une fois le problème de l’humidité, de la température et de la filtration de la lumière mesuré, une des tâches de Claudine Kaell était aussi de repenser l’espace d’un point de vue pratique, de s’assurer de sa sécurité et de son confort pour les futurs visiteurs. D’où une cage d’escaliers entièrement refaite à l’intérieur de la cuve, ainsi qu’un nouveau revêtement du sol.

Mais, le plus gros reste encore à faire : l’installation d’un ascenseur panoramique en verre, qui n’empiètera pas sur la surface réservée à l’exposition, permettra au passage la contemplation de la ville à plus de 40 mètres d’altitude et compensera l’absence de fenêtres dans la galerie.

L’ampleur des travaux associée à une politique du « pas après pas » laisse parfois douter de la finition de la galerie « The Bitter Years » (un nom officiel reste encore à définir) dans deux ans, parce que promesse ou pas, ni Jean Back ni Patrick Sanavia n’excluent une surprise ou une nouvelle embûche à contrecarrer habilement lors de la réaffectation des deux édifices. Si les délais prescrits devaient être tenus, l’inauguration concorderait avec la réouverture de l’exposition The Family of Man, entièrement restaurée à Cler­vaux. Même si pour l’instant, le CNA dit ignorer qui sera en charge de nettoyer, voire de réparer les 503 photographies que compte cette collection-là, la conservatrice Anke Reitz avance néanmoins le mois de septembre 2012 comme probable échéance. Elle ne renie pas une collaboration entre le musée de Clervaux (fermé depuis septembre) et la future galerie, mais insiste toutefois sur le fait que cette dernière ne sera en rien complémentaire à ce qui est montré au château, les deux expositions, outre le fait qu’elles soient estampillées « Edward Steichen », n’ayant pas grand-chose en commun.

Autre probabilité, l’État et la Ville de Dudelange réfléchissent à une revalorisation du secteur « Dudelange usines » (Diddléng Schmelz) qui s’étend jusqu’à Wormeldange. Après cession par ArcelorMittal Dudelange d’une partie du terrain du Schnauzelach à l’État, la friche a donné lieu à un concours d’urbanisme, remporté l’année dernière par le bureau d’architectes Christian Bauer [&] associés. Y sont prévus des lotissements et des commerces, le tout dans l’idée de prolonger la ville jusqu’à la frontière française.

William Shambuyi
© 2024 d’Lëtzebuerger Land