« L’heure avance et il y a L’Enfant Roi qui attend ! », lance le juge Frédéric Mersch. Les avocats se pressent dans la salle d’audience des référés, cet « Eilgericht » destiné aux procédures d’urgence. L’affaire L’Enfant Roi contre Reporter Media finira par occuper la majeure partie des après-midis du 2 et du 9 janvier. Le groupe privé de crèches Montessori demande « le retrait pur et simple » de plusieurs paragraphes (sinon leur « rectification ») publiés sur reporter.lu, en mars 2024. Le magistrat Mersch découvre l’affaire au cours des plaidoiries qu’il interrompt fréquemment pour poser des questions, souvent très générales. Ce lundi, à la fin de la seconde audience, il demande ainsi : « Entschëllegt : Reporter… Wat fir eng Zeitung ass dat ? » Frédéric Mersch partage ses réflexions, s’essaie à des blagues, explique « comment court le lièvre ». Au bout de plusieurs heures de plaidoiries, il remarque que « c’est un peu prétentieux, ‘Enfant Roi’ » ; ce nom lui rappellerait les empereurs enfants chinois. Aux deux avocats représentant le groupe de crèches, il lance : « Vous êtes un duo inséparable ! » « Pour les affaires sensibles, oui », lui répondent Federico Venturini et Stefano Tesone. « C’est comme Dupond et Dupont chez Tintin », rétorque le juge.
L’Enfant Roi avait déjà tenté le coup face à RTL, en demandant que le tribunal des référés ordonne la suppression de plusieurs publications. En mai, la juge avait débouté cette demande qui lui paraissait « sérieusement contestable ». Ce serait aux juges du fond de trancher, et non au juge des référés. Ce dernier étant « par essence le juge de l’évidence et de l’incontestable », la question échapperait à son « pouvoir d’appréciation sommaire ». En parallèle des procédures en référé, deux procès au civil sont en cours, les avocats échangeant encore leurs arguments. Les crèches L’Enfant Roi ont assigné RTL et Reporter, ainsi que les deux journalistes qui ont signé les articles. Ces derniers auraient porté « une atteinte gravissime » à l’honneur et à la réputation du groupe et de son PDG Guillaume Godard qui a repris en 2023 l’entreprise fondée par ses parents. L’image de marque aurait été endommagée et une partie de la clientèle se serait tournée « vers la concurrence », se plaint L’Enfant Roi, avançant un taux de remplissage qui aurait « significativement diminué pour la rentrée 2023-2024 », au point de forcer la société à procéder à des licenciements économiques.
Le groupe L’Enfant Roi emploie 325 employés dans onze crèches, dont la plupart sont situées dans les quartiers de bureaux du Kirchberg, de Bertrange et de Gasperich. Certaines sont même logées dans des centres d’affaires comme Atrium, Hélios ou Dyapason. Le dernier bilan déposé au Registre de commerce par le Groupe L’Enfant Roi renseigne sur un résultat de 1,3 million d’euros pour l’année 2022. Le groupe se présente comme victime d’une « coalition » qui se serait formée dans le but de « jeter le discrédit » sur ses crèches, et voit à l’œuvre « une collusion manifeste entre organes de presse pour tenter d’influencer le cours de la Justice ». Cette « chaîne de désinformation » irait de L’Essentiel au Land, en passant par Reporter et RTL. Les avocats citent un éditorial que le Land a récemment consacré aux procédures-baillons, contexte dans lequel l’affaire L’Enfant Roi est citée. Ils y voient un « avertissement » qui leur serait envoyé. La Justice, écrivent-ils, serait « le seul rempart » contre cette « stratégie de manipulation de l’information et de pression des médias ». « Lo si mir bei der ‘Lügenpresse’ ! Lo si mir beim Trump ! », s’exclame l’avocat de Reporter, Pierre Hurt, durant l’audience. L’occasion pour le magistrat Mersch de commenter le résultat de la présidentielle américaine, et de fustiger « les hillbillies » qui auraient voté Trump.
L’Enfant Roi demande pas moins de 250 000 euros à Fiona Kieffer, ancienne journaliste chez Reporter et auteure de l’article mis en cause. Dans sa plaidoirie, l’avocat de Reporter fustige un « excès dans la demande » qui serait « le critère typique d’une procédure-bâillon ». Il cite la nouvelle directive européenne qui veut protéger les « personnes participant au débat public » (dont les journalistes) contre des « procédures judiciaires abusives ». On reconnaîtrait celles-ci entre autre par « le caractère disproportionné, excessif ou déraisonnable de la demande en justice », note la directive. (Le ministère de la Justice planche actuellement sur une transposition. Si la doxa « toute la directive et rien que la directive » était suivi, celle-ci offrirait une protection limitée ; les garanties ne s’appliquant alors qu’aux procédures ayant « une incidence transfrontière ».) Aux yeux de Pierre Hurt, l’assignation de l’Enfant Roi ne viserait « qu’à faire taire l’ex-journaliste Fiona Kieffer et le média reporter.lu en leur faisant craindre une condamnation pécuniaire très lourde – quoique fantaisiste – qu’ils ne pourraient encaisser ». Le juge des référés se montre dubitatif. On ne pourrait tout de même pas parler de « muselage » de la presse, estime-t-il. Pierre Hurt s’exclame : « Wësst Dir wat dat kascht !? Dat sinn dausenden an dausende vun Euro ! »
L’histoire remonte à janvier 2023. Le site français mesopinions.com publie alors une pétition thématisant les conditions de travail dans les crèches L’Enfant Roi. Intitulée « Soyons solidaires entre nous et faisons grève pour nous faire entendre », elle recueille 899 signatures et 161 commentaires anonymes. On y pointe un manque de personnel, ainsi que des cas de burn-out, voire d’« esclavagisme moderne ». L’article de Reporter ne fait que brièvement référence à cette pétition. Sans les réitérer, Fiona Kieffer évoque des « anonyme Klagen von Mitarbeitern ». Une présentation que les avocats de L’Enfant Roi qualifient de mensongère. « Il n’existe pas de plaintes anonymes de salariés de L’Enfant Roi » : Les commentaires étant anonymes, « aucun salarié n’a pu être identifié comme étant à l’origine de cette pétition ». La « prétendue pétition » serait en fait « un pamphlet mensonger », « un véritable ‘faux’ », « un acte de dénigrement orchestré par des personnes non identifiées et mal intentionnées ». Dans leur assignation, les avocats de L’Enfant Roi sont plus précis, et évoquent « des ex-salariés ayant évidemment l’intention de nuire à leur ancien employeur ». On y apprend aussi que, suite aux « griefs formulés par L’Enfant Roi », mesopinions aurait « retiré de son plein gré la prétendue pétition ».
Trois jours après sa publication, L’Essentiel revient à la pétition fin janvier 2023 : « ‘À bout’, des salariés de crèches menacent », lit-on dans le quotidien gratuit. L’article donne la parole au PDG de L’Enfant Roi, qui souligne que « les effectifs sont normés et contrôlés par le ministère plusieurs fois par an ». L’Essentiel finira par céder aux pressions du groupe de crèches privés, comme on l’apprend dans l’assignation contre Reporter : « Suite aux griefs formulés par les sociétés du groupe L’enfant Roi, L’Essentiel a retiré de son plein gré la publication online. » Et de préciser : « Aucune procédure judiciaire n’est actuellement pendante entre L’Enfant Roi et L’Essentiel ». Le gratuit s’est montré conciliant.
En mars 2023, RTL se penche sur le sujet. La journaliste Sarah Cames lance un appel à témoins sur Facebook. Plusieurs personnes répondent, dont deux seulement sont prêtes à prouver leur relation de travail en fournissant des documents. Une éducatrice sur le point de départ et une ancienne salariée critiquent, sous couvert d’anonymat, le manque de personnel : « Mir sinn dacks esou erschöpft, an dat ass eng Middegkeet, déi een net an 10 Stonnen ausschléift ». La journaliste demande également une réaction à Guillaume Godard. Le PDG assure avoir consulté les représentants du personnel et élaboré des propositions. Il insiste sur un point : Ses crèches n’auraient jamais fonctionné en sous-effectif. Une fois le reportage diffusé, L’Enfant Roi demande à RTL de l’enlever de son site. Contrairement à mesopinions.com et à L’Essentiel, RTL refuse de plier. Cela vaut une assignation au civil à CLT-Ufa et à la journaliste, assortie d’une demande de 50 000 euros de dommages et intérêts pour chacun. « RTL ne se laisse pas censurer sous la pression d’une assignation ! », dit l’avocat de RTL, Pol Urbany, au Land. Il voit dans l’ampleur de la revendication « une méthode typique pour faire taire les médias et intimider les journalistes » : « Il y a 35 ans, quand j’ai commencé à faire du droit de la presse, l’usage était de demander le franc symbolique ».
En mars 2024, une année après le reportage sur RTL, Reporter publie un article intitulé « Warum Kinderkrippen schliessen müssen ». Deux phrases en particulier irritent le PDG de L’Enfant Roi : «Guillaume Godard […] ist vorbestraft. […] Eine solche Vorstrafe scheint nicht mit den Kriterien zur Ehrenhaftigkeit vereinbar ». En mars 2023, le PDG avait effectivement été condamné pour « travail clandestin » à une amende correctionnelle de 2 000 euros. Le tout sur base d’un « jugement sur accord » conclu entre le procureur et le prévenu sans passer par un procès public. « Dat si jo sou Yankee-Methoden ! », s’exclame le juge des référés Mersch durant l’audience. « Also wéi heescht hien… Monsieur Le Roi, dee gëtt do vis-à-vis vum Lieser an e schlecht Liicht gestallt… À tort ou à raison. » Il y aurait deux critères « essentiels », qu’il faudrait considérer ensemble : « Wann Dir een duerch de Kakao zitt, muss et stëmmen an eng Utilitéit hu fir de Public ». Et de préciser illico : « Ce point-là échappe à mon pouvoir d’interprétation ».
Mais Frédéric Mersch reste curieux de savoir de quels « travaux clandestins » il s’agissait concrètement. Les avocats de Godard disent ne pas en être tout à fait certains, mais il semblerait que des employés de la crèche aient fait des travaux au domicile du directeur ; « quelque chose de pas trop sage à faire ». Or, assurent-ils, « ces faits n’ont rien à voir avec la gestion des crèches du groupe ». Le jugement sur accord est motivé de manière très condensée. Il évoque « des travaux de rénovation de [la] maison privée » de Guillaume Godard, réalisées par deux sociétés dont celui-ci est le gérant respectivement l’administrateur. (Les sociétés ont été condamnées à une amende de 4 000 euros chacune). Le jugement note cependant que les soupçons d’abus de biens sociaux « ont pu être écartés ».
Suggérer un lien entre une amende correctionnelle et les critères d’honorabilité, comme Reporter l’a fait, ce serait « diffamatoire, respectivement calomnieux », estiment les avocats de L’Enfant Roi. Et de rappeler qu’une amende de moins de 2 500 euros « ne doit pas être inscrite aux bulletin 3, 4, et 5 du casier judiciaire », qu’un gestionnaire de crèches doit présenter au ministère de l’Éducation pour obtenir son agrément. « La journaliste n’a pas posé une affirmation, mais elle a interrogé cette honorabilité », réplique l’avocat de Reporter. Il souligne une autre phrase de l’article, quelques lignes plus loin. Citant le ministère, la journaliste y explique qu’en fin de compte, la condamnation n’aura pas eu d’incidence sur l’agrément : « Laut dem Ministerium sei man zu keiner Erkenntnis gekommen, die sich auf die Genehmigung auswirkt. »
Une bonne partie des plaidoiries auront tourné autour de questions linguistiques. Les avocats de L’Enfant Roi ont ainsi traduit « ist vorbestraft » par « a un casier judiciaire ». Ils exhibent une « traduction assermentée » qui confirmerait leur « traduction libre » ainsi qu’un « avis juridique d’une spécialiste en droit franco-allemand ». L’avocat de Reporter y voit simplement une « erreur de traduction » : « Le substantif ‘Vorstrafe’ se traduit comme ‘condamnation antérieure ». La journaliste n’aurait donc jamais écrit que Godard aurait une inscription à son casier.
Frédéric Mersch commence à s’impatienter. S’il devait se pencher sur la traduction de « vorbe-
straft », alors ce serait « cuit d’avance » : « Dat ass net mäi Business ». En tant que juge des référés, son approche se devrait d’être « tout à fait succincte et sommaire ». « Il faut que la chose saute aux yeux », qu’il n’y ait « pas le moindre doute ». Aux avocats de L’Enfant Roi, il lance : « Si le juge des référés doit commencer à réfléchir, c’est de mauvais augure pour vous. » Il annonce le jugement en référé pour le 4 février. Soit presqu’une année après la publication de l’article.