On commencera par la question, et ce n’est pas la première fois qu’elle se pose : pourquoi le(s) film(s) de Kirill Serebrennikov ne sont pas diffusés dans nos salles ? Sont-ils trop longs ? Mais il est des blockbusters d’égale étendue. Les programmateurs craignent-ils trop peu d’entrées ? Certes, le temps est trop lointain où l’on allait avenue Pasteur au Ciné-Club pour sa programmation art et d’essai. Il reste la Cinémathèque, et je renvoie à dimanche dernier, avec un appel de faire pour Kirill Serebrennikov de même que pour Chantal Akerman et d’autres. Autrement, recours au streaming.
La vie et l’œuvre du cinéaste russe (sa nationalité ne devrait guère jouer), il faut les voir ensemble, non pas à la manière habituelle. Voilà un réalisateur (de cinéma), un metteur en scène (d’opéra, de théâtre), qui les cinq-six dernières années a travaillé dans les pires conditions avec les résultats les plus convaincants. Directeur de théâtre à Moscou, il est accusé quasiment de vol, assigné à résidence, travaillant sur ordinateur, assurant le montage chez lui. Quant à l’argent qu’il aurait détourné, il a servi à des productions qui étaient toujours au programme au moment même de son procès. Quand un régime autoritaire vous poursuit, l’absurde est assuré. Seulement, il faut faire l’effort et imaginer ce que cela signifie, aller tous les jours au tribunal, et rentrer le soir, poursuivre son travail de créateur, mettre en scène des opéras de Strauss, de Mozart, de Wagner, de Chostakovitch, à des milliers de kilomètres de distance. Aujourd’hui, Kirill Serebrennikov, on a été indulgent, les mains vides de preuves, vit en exil à Berlin.
Quatre mises en scènes (d’opéra) depuis 2017, d’autres de théâtre (y compris au festival d’Avignon), pas moins de trois films depuis 2018, dans ces conditions, cela tient de l’exploit, du miracle, et d’une volonté et d’une organisation à toute épreuve. Pour les films, il y a eu Leto (littéralement l’Été), balançant entre élan euphorique et nostalgie, avec son retour aux débuts des années 80, à Leningrad (oui, c’était le nom encore de Saint Pétersbourg), et une culture rock underground. A suivi, en 2021, La Fièvre de Pétrov, film adapté d’un roman, prenant très vite le caractère chaud, brûlant de l’état de son protagoniste dans sa virée alcoolisée. Et enfin, sélection officielle à Cannes l’année passée, sorti en salle en France il y a quelques semaines (mais il fallait s’expatrier à notre tour), La Femme de Tchaikovsky, film qui remonte donc à la Russie du 19e siècle, au mariage funeste du compositeur, à la descente aux enfers d’Antonina Miliukova. La jeune femme avait tenu à l’épouser, faisant fi de son homosexualité. Pour lui, était-ce une façon de donner le change, dans un pays où les mœurs restent sous contrôle ? Le ministre de la culture n’a-t-il pas conseillé à Serebrennikov d’insister plus sur la création musicale de Tchaikovsky ? Bon conseil, où il fallait sous-entendre la menace.
Le film est libre dans son interprétation, il convainc dans son propos, ravit dans son évocation historique. Tellement c’est du grand art dans la réalisation, décors et éclairages, cadrages, mouvements fluides de la caméra. Et puis, chose essentielle en l’occurrence, il y a le jeu des acteurs principaux, Alyona Mikhailova, prise dans l’obsession amoureuse de l’héroïne, Odin Lund Biron, dans les efforts distanciés du compositeur. Tous deux souvent dans des intérieurs dignes de l’art hollandais, peut-être pas Vermeer, chez lui plus paisibles, plus sereins, allons plutôt du côté nordique, Hammershoi, et on se rapproche en même temps d’Ibsen, mais d’une Nora s’enfonçant dans son délire et son malheur.
Est-il besoin de revenir sur les opéras, il a été question ici-même du Parsifal de Vienne. Seulement, en conclusion ceci qui semble tout remarquable, tout caractéristique chez Kirill Serebrennikov : qu’il prenne Wagner et le mette dans une prison russe contemporaine, ou qu’il nous ramène un siècle et demi en arrière, avec un environnement, dans des costumes d’époque, passé et présent se rejoignent, l’un éclairant l’autre et vice-versa. Peut-être l’explication de notre attachement à cet art, marqué par le respect d’une part, un bel effort d’élucidation de l’autre.
Une toute dernière nouvelle : Kirill Serebrennikov continuant sur sa lancée wagnérienne, avec Lohengrin, est annoncé à l’Opéra national de Paris, à l’automne avec Gustavo Dudamel dans la fosse.