Ville-Haute, la finance se célèbre et s’érige en fondement de la prospérité nationale, coûte que coûte.
Au Grund, un éminent représentant du Club de Rome prône de taxer les ultra riches pour garantir un avenir pour tous

Une nuit sur Terre

Au Cerclé Cité : De g. à dr. :  Franz Fayot, Yuriko Backes,  le Grand-Duc héritier Guillaume, Xavier Bettel et Nicolas Mackel
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 24.02.2023

Acte 1 : Dans l’environnement des affaires

Deux mondes. Une planète : la Terre. Lundi soir, le gratin de la finance luxembourgeoise s’est retrouvé au Cercle cité pour fêter les quinze ans de Luxembourg for Finance (LFF). Trois ministres participaient à la sauterie célébrant l’agence de promotion de la place financière, financée par l’État et les lobbies : le Premier ministre, la ministre des Finances et celui à l’Économie. Mais Franz Fayot (LSAP) n’a pas pris la parole (ni de couteau pour couper le gâteau). Les prises de position des libéraux Xavier Bettel et Yuriko Backes, année électorale oblige, étaient attendues. Les deux se sont livrés à une déclaration d’amour au centre financier luxembourgeois et à une ode à la croissance.

« I am proud of the financial sector. Luxembourg wouldn’t have this quality of life without you », s’est enthousiasmé Xavier Bettel. Au commencement de son premier mandat, le Premier ministre a peiné pour se mettre banquiers et avocats d’affaires dans la poche. Il a rappelé ses débuts laborieux en 2013-2014, entre abandon du secret bancaire et Luxleaks. « Nous étions un petit peu isolés avec Pierre (Gramegna, ndlr) », a-t-il confessé. « Je me souviens de discussions avec le secteur financier. On me disait ‘si tu changes un truc, c’est la fin du centre financier luxembourgeois’ », a ainsi expliqué le chef du gouvernement. Il assure que le Luxembourg ne serait pas comme on le connaît aujourd’hui s’il n’était pas « fully compliant ».

Yuriko Backes a d’ailleurs remercié son prédécesseur d’avoir guidé LFF « through the transformative times » par lesquels « our financial centre » est passé. Ce « partenariat public-privé » a ainsi accompagné le centre financier ces quinze dernières années « de la transparence fiscale au potentiel disruptif des technologies financières, de l’avènement des classes d’actifs alternatives à l’impératif d’investissements durables, du tsunami réglementaire après la crise des subprimes à la multipolarisation des centres financiers de l’Union européenne. » La ministre des Finances prend à son compte le travail réalisé par son prédécesseur, absent de la soirée. « Le gouvernement a soutenu ces développements » finalement « couronnés de succès », a souligné Yuriko Backes. Pierre Gramegna s’était lui-même approprié la doctrine du level playing field (les mêmes règles pour tout le monde ou freiner des quatre fers tant que les concurrents ne sont pas au même niveau en matière de fiscalité) déjà opérée sous Luc Frieden. L’ancien ministre CSV des Finances, présent lundi soir, est en outre celui qui a créé LFF et nommé en 2013 celui qui dirige toujours l’agence : le diplomate Nicolas Mackel.

Ode à la croissance En préambule, l’ambassadeur de la finance a pointé les difficultés rencontrées ces dernières années. « The world is shrinking in terms of market opportunities », a fait valoir Nicolas Mackel en référence au contexte macroéconomique, monétaire et géopolitique. Hors de question de traiter avec la Russie. LFF et son directeur général s’étaient d’ailleurs fendus d’une condamnation ferme de l’agression russe dès ses premiers instants. Des distances ont été prises avec la Chine, mais l’Empire du Milieu revient en grâce au vu de la présence ministérielle (les mêmes que lundi) à la réception du Nouvel An chinois (d’Land, 29.01.2023).

Nicolas Mackel regrette que la pandémie ait ouvert le débat de la déglobalisation ou de la reglobalisation. Une menace pour le Grand-Duché. « Deglobalization of trade means also deglobalization of finance », a prévenu le directeur de LFF. La croissance requiert la libre circulation des capitaux. Et voilà où le Luxembourg excelle : « Luxembourg for Finance is there to make the world know that finance is our trade », a punchliné Nicolas Mackel, soulignant la nécessité de redoubler d’efforts pour activer les leviers de croissance. « LFF is not Luxembourg for Fun. It’s a lot of work », a plaisanté Yuriko Backes en écho. La ministre a d’ailleurs augmenté le budget de LFF, plus de « fire power » pour « Nicolas ». Elle invoque deux défis majeurs : Sont identifiés la quête de « talents » et la digitalisation, « pour augmenter la productivité et réduire les coûts ». Yuriko Backes évoque la signature d’accords fiscaux pour permettre aux frontaliers de télétravailler et l’ouverture de discussions sur le mal nommé régime des stock options, système de défiscalisation massive pour les très gros salaires qui a été émasculé par Pierre Gramegna. Financer la transition climatique ne figure pas dans les « défis opportunités » listés par la ministre. Le centre financier luxembourgeois est vanté pour accueillir un gros volume de fonds estampillés durables, mais on privilégie ici l’environnement des affaires.

Whatever it takes La ministre libérale a affiché son regret que la compétitivité soit tombée « out of fashion ». Ce « C word, comme croissance », en français, ne serait plus une évidence dans « certaines parties de la société ». « Je m’engage pour mettre en œuvre toutes les mesures qui sont nécessaires pour que notre centre financier reste compétitif et pour assurer son succès à l’avenir », a martelé Yuriko Backes. L’actuelle ministre et la future candidate DP dans le centre promet d’adapter le cadre législatif dans ce sens. Une réforme de la législation sur les fonds d’investissement est en cours. Défendre les services financiers est « une bataille constante » à Bruxelles. « Je ne rendrai pas les armes et ferai en sorte de défendre les intérêts de notre centre financier », a-t-elle promis. « We have to think long term », a-t-elle notamment dit en contrepoids à l’argument selon lesquels les politiciens penseraient seulement aux prochaines élections. LFF, agence de promotion du secteur financier, y compris nationalement depuis deux ans, matérialiserait cet engagement. Elle demeure en effet au-delà des alternances.

Acte 2 : Une affaire d’environnement

Penser sur le long terme. Quelques minutes après l’intervention des promoteurs de la finance nationale et un peu plus bas dans la topographie de la capitale, un économiste répétait un discours qu’il prononce depuis un demi-siècle. Jorgen Randers, 78 ans, est intervenu à l’abbaye de Neumünster en marge du cinquantième anniversaire de la publication de l’ouvrage The Limits to Growth qu’il a coécrit en 1972 avec les époux Meadows (Donella et Dennis) et William Behrens, sur commande du Club of Rome, un groupe de réflexion né en 1968 et rassemblant des scientifiques et des économistes pour alerter sur les conséquences de la croissance économique sur la finitude des ressources. Le Norvégien a été invité par le Mouvement écologique. Devant une salle presque comble (environ 200 personnes de tous âges), sa présidente Blanche Weber a partagé son admiration pour cet homme « plus âgé qu’elle » qui est encore suffisamment en forme pour livrer un exposé d’une heure alors qu’il a enchaîné les rendez-vous tout la journée : avec le Grand-Duc Henri, avec la ministre de l’Environnement Joëlle Welfring (Déi Gréng), avec le ministre de l’Économie Franz Fayot (accompagné par sa prospectiviste Pascale Junker) et avec le gouverneur de la Banque centrale, Gaston Reinesch. « Il a même accordé une interview à Caroline Mart », a poursuivi Blanche Weber. Celle-ci a été a été diffusée au Journal mardi. RTL Télé Lëtzebuerg n’a pas couvert la cérémonie des quinze ans de LFF et le média de service public s’est contenté d’un entretien avec son directeur diffusé dans la matinée lundi sur les ondes.

La plate-forme eLuxemburgensia offre un aperçu de l’accueil médiatique réservé aux théories du Club of Rome dans les années 70. Elles sont surtout d’abord présentées comme émanant du MIT (le prestigieux Massachusetts Institute of Technology) et de son équipe Meadows. Le patronyme apparaît quarante fois dans les journaux recensés, le Wort, le Land et le Kéisécker (une minorité d’occurrences dans la publication du Meco). En 1972, le Land citait Jorgen Randers, aussi professeur au MIT, et ses avertissements quant à l’implication humaine dans le réchauffement climatique. Le Wort accordait une couverture significative aux recherches menées par le Club of Rome. Il se montrait parfois dubitatif : « Überleben durch Einschränkung ? », « L’économie classique agonise-t-elle ? », titrait-il en 1972. Ou encore : « Club of Rome irrt » en 1974. L’économiste australien Colin Clark est cité: « Das vom Club of Rome vorgelegte Buch, Grenzen des Wachstums ist eine Häufung von Irrtümern von Anfang bis Ende ». Colin Clark est le pionnier de l’utilisation du concept de PIB, agrégat devenu boussole des politiques économiques. Il fustige les avertissements du Club of Rome et soutient que les économies pourront financer la réparation des dégâts causés à l’environnement. Luc Frieden raillera à son tour les « Fehlprognosen » du Club of Rome dans son ouvrage Europa 5.0 paru en 2017 (prélude à son premier come back politique). Le Spëtzekandidat CSV aux législatives 2023 mise sur les progrès technologiques pour juguler le réchauffement climatique.

Intérêt des Grand-Ducs À noter : dans son édition du 16 février 1977, le quotidien de l’archevêché a couvert la participation du Grand-Duc Jean et de la Grande-Duchesse Joséphine-Charlotte à une conférence offerte par le fondateur du Club of Rome, Aurelio Peccei. Elle avait été organisée à la Bibliothèque nationale par la section des sciences morales et politiques de l’Institut Grand-Ducal, « pour présenter les éléments qui risquent de précipiter un monde épris de croissance vers la catastrophe ». La crise pétrolière a frappé. « Dans dix ans, la population mondiale atteindra les cinq milliards d’habitants », lit-on dans l’article. Un dixième seront chômeurs et des centaines de millions seront « sous employés ». Le monde s’inquiète de la course aux armements. « Il n’existe aucun plan d’accueil pour une population qui aura doublé au cours d’un siècle, et pour laquelle il faudra pratiquement créer une deuxième planète », écrit le Wort.

Les préoccupations environnementales peinent à dépasser le romantisme monarchique et à accéder au pouvoir législatif. La barrière de l’avidité tient bon. Voilà ce qu’a notamment fait valoir Jorgen Randers lundi à son auditoire où figuraient parmi les personnalités publiques le directeur du Statec, Serge Allegrezza, l’élu differdangeois Gary Diderich (Déi Lénk) et le député CSV Paul Galles. La transition vers une économie peu consommatrice en énergie carbonée (the green shift) nécessite de lourds investissements de départ. « The implementation is slow because the necessary action is not profitable from the investor point of view », a expliqué Jorgen Randers. Or, selon le conférencier, faire passer le travail et le capital d’une activité fossile à une activité durable environnementalement ne coûterait qu’entre deux et quatre pour cent du PIB mondial. Il faudrait ainsi faire passer les dépenses publiques de 22 à 24 (ou 26) pour cent du revenu national en moyenne. Mais ces subventions à l’économie verte correspondraient à une augmentation des impôts de dix ou vingt pour cent, « ce que les électeurs n’acceptent pas facilement », complète Jorgen Randers.

L’économiste pense ainsi que la « manière la plus réaliste, ou la moins irréaliste, de sauver le monde » et de financer le green shift consisterait à taxer davantage les plus riches. Il vise là les dix pour cent de la population mondiale qui contrôlent la moitié du patrimoine. Le Club of Rome a d’ailleurs mené une campagne « Tax the Rich » en janvier au Forum économique mondial de Davos (où Xavier Bettel et Yuriko Backes se sont rendus) pour que les UHNWIs augmentent de quatre à huit pour cent leur contribution aux recettes publiques. Un tel procédé obtiendrait plus facilement le consentement de 90 pour cent d’électeurs restants. Il présenterait en outre l’avantage de réduire les inégalités qui conduisent, avec le réchauffement climatique, vers l’effondrement social. Le social collapse n’est pas non plus un scénario souhaité par les plus riches. Or, ceux-là trouvent en le petit centre financier luxembourgeois un havre de paix face aux velléités confiscatoires des grandes économies. Pour Jorgen Randers, le Luxembourg, de par sa taille restreinte, ne peut qu’opérer le rôle d’exemple avec des politiques énergétiques visant la neutralité carbone ou en réduisant les inégalités en transférant du riche vers le pauvre. Au niveau international, cela passe par un soutien aux objectifs de l’OCDE en matière de taxation minimale. L’économiste n’exclut en outre pas que la croissance (du PIB) se maintienne une fois la transition opérée. Les mineurs produiront de la valeur ajoutée en construisant des éoliennes.

Pierre Sorlut
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