Dévoilé en avant-première au festival CinEast, Dracula (2025) est né de l’esprit facétieux du fantasque cinéaste roumain. Au marché de la coproduction du Festival international du film de Rotterdam, Radu Jude, pourtant auréolé en 2021 de l’Ours d’or avec Bad Luck Banging or Loony Porn, s’étonne du peu d’enthousiasme que rencontrent ses projets. Piqué, il annonce, telle une boutade, son intention d’adapter l’histoire du célèbre vampire issu des Carpates, un sujet qui fait soudainement l’unanimité. L’anecdote rapportée par son coproducteur attitré au Luxembourg, Paul Thiltges, a son importance pour comprendre la forme singulièrement hybride et décousue que revêt ce nouvel opus.
Dès son ouverture privée de générique, Dracula se présente comme un grand « what the fuck » assumé qui ne tient nullement à dissimuler son caractère à la fois factice et grotesque. Des vampires de pacotille produits par l’intelligence artificielle, plus affreux les uns que les autres, interpellent le spectateur dans un esprit résolument provocateur : « Je suis Vlad l’Empaleur Dracula et vous pouvez tous sucer ma bite ! », s’exclament-ils à tour de rôle en regard-caméra. En même temps que le ton est donné, voici le spectateur prévenu. Les attributs macabres de Dracula, qui empale et suce le sang de ses victimes, prendront ici un sens éminemment sexuel. Pour la première fois de sa carrière, Radu Jude recourt à une mise en abîme qui montre un réalisateur travaillant lui-même à l’élaboration d’un énième Dracula. Un alter ego qui constitue le négatif de Radu Jude, tant par sa fumisterie que par son manque d’inspiration compensée par les avancées de l’IA. « Ce sera un film super-commercial », déclare-t-il depuis sa chambre, avant d’en énumérer les ingrédients du succès : « nudité, sexe, émotion, violences, course-poursuite, beaucoup de sang. Plus : blagues, gags, burlesque… ». Que les argentiers de l’industrie cinématographique soient donc rassurés !
Ce programme énoncé, le Dracula de Radu Jude se montre par la suite volontiers déceptif, s’apparentant davantage à un manuel de cinéma post-humain, à la sauce de l’IA, où les indications « promptées » à la machine infernale infléchissent le récit dans la direction souhaitée par le réalisateur factice. Pour autant, le film ne s’y réduit pas, puisqu’il est majoritairement peuplé de scènes interprétées par des acteurs et actrices humains, voire trop humains (l’un d’eux, essoré, n’arrive plus à bander), déployant une part du récit sur un mode mineur, dans une définition de smartphone dont les lacunes se révèlent notamment dans les scènes sous-exposées. Un cinéma povera qui tient du spectacle à touristes sur le thème de Dracula, résumé à quelques accessoires iconiques (une cape, un bonnet rouge, un dentier acéré, un sombre maquillage), qui se voit donc concurrencé par l’opulence et la facilité technologiques qu’offre l’IA, avec ses effets kitsch et ses formes fluides caractéristiques. Une telle cohabitation technique au sein d’un film n’est pas sans rappeler La ricotta (1963) de Pier Paolo Pasolini, court-métrage où le thème de la pauvreté et de la richesse trouve sa traduction matérielle dans l’opposition du noir et blanc aride de la Ferrania et des couleurs grasses de la pellicule U.S. Eastmancolor.
Ainsi le show annoncé en exergue n’aura-t-il pas lieu et le film peut s’apparenter par sa forme désabusée au délirant King Lear (1987) de Godard. « À mon avis, c’est le film le plus radical de Radu », confirme Paul Thiltges. Le recours à l’IA est fort à propos dans le cas de Dracula, s’agissant d’une technique qui vampirise les données d’humains sans même les rémunérer. Le thème de l’exploitation capitaliste traverse d’ailleurs l’ensemble de ce (très) long métrage (2h50). C’est pourquoi le Dracula de Jude sort du lot, se soustrait à la longue série des Dracula et autres créatures voisines que mentionne d’ailleurs le film, depuis le Nosferatu (1922) de Murnau ou celui revisité par Werner Herzog en 1979 au célèbre opus de Coppola (qu’il est question de citer sans autorisation via l’IA) en passant par le Frankenstein de Mary Shelley. Il aurait ainsi mieux fallu titrer ce film au pluriel, puisque plusieurs avatars du pauvre héros sont ici déclinés, adaptés à des auteurs du cru (În treacāt de Nicolae Velea, Vampirul d’Amza et Bilciuresco, Povestea Povestilor d’Ion Creangā), quand il ne s’agit pas d’un parc d’attraction lancé en 2001 capitalisant sur la renommée de Dracula, un projet laissé finalement à l’abandon qui en dit long sur la corruption des édiles. On l’aura compris : le(s) Dracula(s) de Jude est, à l’image de notre époque, tantôt essoré, exploité, pressé comme un citron, tantôt représente une effigie du néolibéralisme sauvage, selon la métaphore de Marx extraite du Capital : « Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant — tel un vampire — du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage. » Dracula, tantôt baisé, tantôt baiseur selon le cas. Les éléments pornographiques présents dans ce film ont une fonction politique.
De film en film, Radu Jude s’impose comme un jongleur de formes et de genres, capable de s’emparer du western version tzigane (Aferim !, 2015), des tableaux de mœurs (La Fille la plus heureuse du monde en 2009 ou Papa vient dimanche en 2012) ou de proposer des structures narratives qui relèvent de l’essai (par exemple les Potemkinistii en 2022, dans lequel il rectifie la propagande eisensteinienne du Cuirassé Potemkine). Donner une forme livresque à ses films, à la suite des lettristes puis de Godard, devient une constance de son travail, depuis la forme chapitrée de Dracula à celle de dictionnaire ou du carnet de notes parcourant Bad Luck… Dracula se distingue plus encore par son haut degré d’expérimentation, où le recours à l’IA et à son rendu imprévisible peut évoquer les cadavres exquis des surréalistes. Les répliques que l’on y entend convoquent soigneusement les contraires : le latin et le vulgaire, la finesse de l’érudition (la physiognomonie de Della Porta, par exemple) et l’évidence du porno, etc. Le film témoigne enfin de l’influence du bad movie, suite à la lecture du livre éponyme de Jim Hoberman qui insiste sur les potentialités créatrices des mauvais films : « Cette question du bad movie (…) est centrale dans Dracula. Tu ne peux pas vraiment faire de mauvais film si tu n’es pas mauvais, mais tu peux accepter, ouvrir les films vers des choses considérées comme mauvaises, que toi-même tu considères comme mauvaises », déclare-t-il au critique Cyril Neyrat dans l’ouvrage collectif Radu Jude. La fin du cinéma peut attendre.