Elles ont communiqué pendant une année, la photographe de Gaza et la cinéaste irano-française, au bout un film d’une extrême humanité

Tombeau de Fatem

d'Lëtzebuerger Land vom 10.10.2025

Difficile d’imaginer, pire d’accepter que le visage radieux de Fatma Hassona, éclairé parfois par les lueurs du couchant, se soit définitivement éteint. On ne verra plus son sourire découvrant des dents blanches, heureusement ils sont fixés à jamais sur telles photos, et en premier à l’écran, dans le film de la cinéaste irano-française Sepideh Farsi, Put your Soul on your Hand and Walk. Il a été montré à l’Utopia l’autre soir dans une séance spéciale, en présence de la cinéaste, parallèlement à l’exposition des photos que Fatma Hassona a prise de Gaza dans ses ruines, de la résilience de ses habitants. Le film sera programmé en salle, l’exposition tournera dans le pays, courez-y, ce n’est pas seulement un acte de solidarité : Vous aurez en face le message de la plus exaltante humanité, au milieu de la plus profonde détresse.

Sepideh Farsi, à défaut de pouvoir entrer dans Gaza, interdit à la presse internationale, cachez-moi ces crimes que je ne saurais voir, a communiqué à partir d’avril 2024, sur une année, avec la photographe et poète, dans la mesure du moins où l’échange vidéo était possible. Partager les images prises par Fatma Hassona, déjouer la limitation imposée, transmettre un témoignage. Un exemple de ce que des Palestiniens, journalistes, photographes, vivant sur place, réussissent à faire passer. Au prix fort, plus de deux cents d’entre eux ont été tués, Fatma, Fatem comme l’appelait, comme l’appelle toujours son interlocutrice, n’a pas non plus échappé à la mort. Dans la nuit du 16 avril 2025, elle a été assassinée, à l’âge de 25 ans, avec plusieurs membres de sa famille, ciblée par une attaque israélienne. Un regard à éliminer, une voix à faire taire, un drone a lâché des missiles qui ont explosé à l’étage où elle vivait.

La correspondance entre les deux femmes est d’autant plus prenante qu’on ressent à chaque moment une parenté. Et rien, à part telles rares images glissées des destructions de Gaza, ou des chats dans l’appartement de la cinéaste, ne vient nous divertir de leur face à face, menée avec beaucoup de délicatesse par Sepideh Farsi. Où Fatma Hassona répond avec tant de courage, tant de dignité nourrie d’une joie de vivre à toute épreuve. Put your Soul on your Hand and Walk, irrésistiblement, tel est l’invitation laissée par la photographe et reprise dans le titre du film. La parenté entre les deux femmes : Sepideh Farsi a fait de la prison en Iran, elle s’est exilée, donc elle peut continuer aujourd’hui à témoigner. Mais « j’ai réalisé combien nos deux vies étaient affectées par les guerres et les murs ».

Un film, une exposition et à leur suite un livre qui vient de paraître. Les Yeux de Gaza (Textuel) reprend bon nombre de photographies de Fatma Hassona, on les reconnaît, ces images terrifiantes, glaçantes, mais il s’en trouve une qui plus que les hommes, les femmes, les enfants, face à la misère, elle, nous plonge au fond de l’horreur : des sacs blancs, rien d’autre, avec une inscription en langue arabe, traduction « tête et morceaux de corps, identité inconnue ». Fatam Hassona a raison, dans la citation en exergue du livre : « Je ne veux pas être juste une brève dans un journal, ou un chiffre en bas d’une colonne, je veux une mort que le monde entendra. »

Autre citation à entendre, il faut espérer qu’elle le sera. La photographe et poète y dit sa fatigue de cette ville, de cette destruction. Son désir d’être juste dans un endroit normal. Il n’a pas été exaucé. Le film, cependant, est passé à Cannes, elle l’a su peu avant son assassinat.

Bien sûr qu’on se réjouirait tous d’un cessez-le-feu sortant des pourparlers qui ont lieu au moment d’écrire ces lignes. Qui aboutiraient à une libération des otages et des prisonniers. La lassitude de Fatma Hassona, tous la partagent. Mais seuls les naïfs et les jusqu’au-boutistes pourront croire que le plan de Trump fera sortir le monde du traquenard israélo-palestinien. Les Palestiniens y sont réduits au silence, l’Autorité palestinienne n’est pas mentionnée, pas un mot sur la Cisjordanie et la colonisation, ni sur une existence des deux États. Au contraire, des deals immobiliers s’esquissent à l’horizon, Tony Blair, comme toujours à la botte, comme en 2003, et Jared Kushner, le gendre affairiste, s’y emploieront. Gare à la désespérance où se trouvera encore acculée un peuple dans ses velléités émancipatrices.

Lucien Kayser
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