Le festival CinEast, cartographie sensible des cinémas d’Europe centrale et orientale, consolide son identité et ne se contente pas d’aligner des titres, mais fabrique surtout des contextes avec des débats, des concerts, des expositions et des actions solidaires. Cette année, le focus est posé sur la Pologne, avec un ensemble particulièrement fourni, une quinzaine de longs métrages, un programme de courts, des rencontres professionnelles et plusieurs concerts, accompagné d’invités de premier plan, dont Małgorzata Szumowska, Eliza Kubarska et Kasia Adamik, fille d’Agnieszka Holland, ainsi que le directeur de photographie et scénariste, Michał Englert. La programmation n’est pas seulement quantitative, elle aspire à montrer une multitude d’écritures, en fiction, documentaire et en animation, mais aussi à articuler : histoire, mémoire dans beaucoup de réinvention formelle.
La 18e édition se donne comme ligne directrice le terme de « disruptions », conçue comme un prisme avec des accélérations politiques, qui révèlent les fractures sociales mais aussi la recomposition des récits. Cette logique de frottement irrigue aussi le focus sur la Pologne avec des films historiques revisités, des portraits d’artistes de renom, mais également des fictions sociales contemporaines et des regards extérieurs. Cette architecture se répond pour dessiner un portrait articulé et en mouvement.
Les lignes de force du festival touchent aussi bien la mémoire, les corps que les territoires, aussi bien géographiques que mentaux. Le festival s’est ouvert avec un film polonais comme emblème : Chopin, A Sonata in Paris de Michał Kwieciński (première internationale), un ambitieux biopic à gros budget. Il s’agit d’une proposition à la fois patrimoniale et populaire qui replace une figure presque sacrée dans une dramaturgie romanesque résolument contemporaine.
La présence de la fiction, The Altar Boys / Ministranci de Piotr Domalewski et de Winter of the Crow de Kasia Adamik installe une dialectique entre mémoire nationale et thriller politique. Chez Kasia Adamik, le retour à la Pologne de 1981, avec l’instauration de la loi martiale et son appareil répressif, se vit dans un récit de filature et d’angoisse. La forme emprunte au film noir pour déplacer l’enjeu : comment le regard d’aujourd’hui recompose-t-il le passé et son archive ? Pour Piotr Domalewski, un cinéaste très attentif aux classes populaires, la question morale est offerte par le biais d’un récit d’apprentissage pris dans un système institutionnel. Ces films poursuivent une tradition polonaise de placer cette grande histoire à échelle humaine, d’Andrzej Wajda à la génération post-2000, en privilégiant l’ambiguïté des situations plutôt que les thèses arrêtées.
La section documentaire prolonge ce chantier mémoriel par la médiation de grandes figures. Dans Wanda Rutkiewicz. The Last Expedition d’Eliza Kubarska, la réalisatrice part sur les traces de cette alpiniste, disparue il y a trente ans dans l’Himalaya. Elle réinvestit ainsi le mythe d’une alpiniste pionnière, entre empowerment et romantisme tragique. Abakamania de Róża Fabjanowska et Sławek Malcharek relit l’œuvre textile sculpturale magistrale (fiber art) de l’artiste de renommée mondiale, Magdalena Abakanowicz, dont une pièce est exposée en ce moment dans le bâtiment de la Cour de Justice Européenne au Kirchberg. Le documentaire révèle bien comment une poétique de la matière et des fibres a pu devenir le contre-récit du réalisme socialiste ainsi que la matrice d’expériences contemporaines. Ici encore, la mémoire est presque performative, car elle s’appuie sur le présent esthétique.
Le programme accueille également des propositions où le corps devient champ de bataille politique et intime. Chopin, A Sonata in Paris fait de la maladie et de la virtuosité le moteur d’un drame romantique tardif. À l’autre bout du spectre, Letters from Wolf Street d’Arjun Talwar propose un regard extérieur sur la Pologne contemporaine. Il interroge les manières d’habiter un pays par le détour de l’essai documentaire. Le geste clairement curatorial de CinEast juxtapose ces intensités du grand récit, d’une part et de micro-observation, d’autre part. Il fait ainsi apparaître la pluralité des points de vue.
Le programme polonais déplie les espaces et cartographie le réel bien au-delà des frontières géographiques. Par exemple, on découvre Varsovie sous la neige de 1981, l’atelier d’une artiste consciente de son époque et de ses enjeux sociétaux et politiques, ensuite l’Himalaya et la rue filmée comme un carnet. À l’échelle du festival, cette topographie se déploie d’une circulation transnationale évidente et concrète : Winter of the Crow est coproduit avec le Luxembourg (Iris Productions) et les États-Unis, quant à Whispering Forest (sur la forêt de Białowieża, également Iris Productions) fait le pont entre l’écologie, les rituels, mais aussi les pratiques artistiques.
Le « Best of Polish Shorts » est un condensé d’histoires des formes. Le choix d’un programme de courts conçu avec la Krakow Film Foundation, allant de Krzysztof Kieślowski et du controversé Roman Polanski, à Marta Pajek ou encore Damian Kocur. Il représente un coup de génie de pédagogie cinéphile. En une séance, le public verra se tisser une généalogie des gestes, du surréalisme à l’observation institutionnelle et l’expérimentation plastique, puis, du côté des auteurs et autrices plus récents, on notera une économie d’échelle qui ne sacrifie pas l’ambition pour autant, on y retrouve de l’animation, du documentaire sensoriel et de la fiction ultra-ramassée. Ce montage d’époque en époque permet de comprendre comment l’audace formelle polonaise, qui longtemps fut contrainte à la seule métaphore, s’est déplacée vers une frontalité sociale et réellement corporelle dans les années récentes.
Le focus sur la Pologne ne se limite pas aux salles de projection. Deux concerts, dont le projet intimiste du duo Pawlik & Pawlik avec le batteur luxembourgeois Jeff Herr, déplacent le public vers la musique et font résonner une tradition jazz polonaise mondialement reconnue. Les masterclasses – Małgorzata Szumowska et son collaborateur, Michał Englert) à la suite de leur documentaire All Inclusive –, les rencontres avec producteurs dont Katarzyna Ozga, basée au Luxembourg et la « Polish Night » offrent un espace de transmission et de networking, utile autant aux spectateurs qu’au tissu professionnel local.
Depuis 2022, CinEast accorde une attention continue au cinéma ukrainien. L’édition 2025 reconduit un programme spécifique (documentaires, ciné-concert, débat public avec la participation de la ministre Yuriko Backes et de la cinéaste-soldate Alisa Kovalenko). Ce cadrage n’est pas anecdotique. Il recontextualise le focus sur la Pologne dans une cartographie post-invasion, où l’Europe centrale et orientale partage des lignes de fracture et de solidarité. En un sens, la Pologne –pays-frontière, hub d’accueil et de logistique – devient l’un des miroirs possibles de ces tensions régionales. Les films présentés, qu’ils soient historiques ou contemporains, se lisent aussi à cette lumière.
La force de cette édition n’est pas seulement de « montrer » la Pologne, c’est d’en révéler les lignes de faille en ménageant des contre-champs (programme ukrainien, débats publics), des contrepoints (concerts, expositions), et des continuités (patrimoine et courts). La programmation confirme que le cinéma polonais contemporain est autant une pratique de réagencement – des archives, des genres, des récits – qu’une politique du sensible qui accepte la complexité : le tragique historique et l’ironie, le romanesque et l’essai, l’héroïsme et le doute.
Dans ce dispositif, les films phares jouent le rôle de portes d’entrée, mais le véritable apport se situe dans l’épaisseur du tissu avec les documentaires d’artiste, les regards étrangers, les courts historiques et émergents et les comédies populaires. L’ensemble fabrique un portrait polyphonique de la Pologne, où la question n’est pas « qui parle ? » mais « qu’est-ce qui se transforme quand on parle ? ».
Enfin, replacer ce focus dans l’histoire du festival rappelle que CinEast est devenu au Luxembourg une institution véritablement relationnelle, un temps fort où le cinéma n’est pas seulement un contenu de consommation, mais un événement social qui fait circuler des idées, des pratiques artistiques et des langues. Il s’agit bien d’un laboratoire public du regard.
Au-delà de l’événement pour lequel il serait si bon de prendre un congé spécial, ce que révèle aussi le focus polonais de CinEast, ce n’est pas une école polonaise homogène, mais un faisceau de mouvements qui redéfinissent la vitalité du cinéma polonais. Après un cycle, qui va de 2015 à 2023 et qui a été dominé par les tensions politiques et les débats sur les institutions culturelles, les cinéastes tentent aujourd’hui un double déplacement très singulier. D’un côté, certains la matière politique frontalement avec la mémoire des années 1980, le poids lourd d’un catholicisme bien particulier et politique et les réformes sociétales. De l’autre, on voit se développer un réancrage dans des récits personnels avec des portraits d’artistes, mais aussi des chroniques familiales et puis des films de genre, du thriller à la comédie, des propositions souvent plus ouvertes dans leur circulation internationale. Le focus, en confrontant Winter of the Crow et In-Laws 3, éclaire complètement cette plasticité de ce cinéma polonais qui parle simultanément à plusieurs publics.
Le documentaire polonais, quant à lui, conserve une force d’innovation remarquable. Il est héritier d’une tradition d’observation et d’archive, mais il s’ouvre désormais à des formes plus subjective, d’essai intime à journal filmé, une « archéologie » d’artistes et une exploration aventureuse. La caméra devient présence presque corporelle en assumant le regard de l’auteur autant que celui du témoin. Les films de Drygas, Kubarska, Fabjanowska/Malcharek ou Talwar, présentés à Luxembourg, en offrent un éventail saisissant, tandis que le « Best of Polish Shorts » rappelle comment cette évolution s’inscrit dans une histoire plus longue.
La centralité des femmes, les réalisatrices et les productrices, marque aussi le paysage actuel. De Małgorzata Szumowska à Agnieszka Holland, d’Agnieszka Smoczyńska à Jagoda Szelc ou Anna Zamecka, les trajectoires féminines déplacent les formes autant que les récits. Il ne s’agit pas de thématiques « féminines », mais d’un renversement des points de vue, d’une hybridation des registres et d’un assouplissement des modèles de production, notamment par les coproductions et laboratoires européens. La mise en lumière d’artistes comme Magdalena Abakanowicz dans Abakamania participe de ce repositionnement symbolique.
Enfin, le rapport au patrimoine, toujours vif, nourrit la création contemporaine. Les restaurations récentes – de Krzysztof Kieślowski à Zbigniew Rybczyński ne relèvent pas d’une simple célébration, elles offrent aux spectateurs des clés claires pour lire ces gestes du présent.
Les coproductions, nombreuses, ancrent ce cinéma dans un espace européen partagé. Des projets comme Winter of the Crow (Pologne/Luxembourg/États-Unis) ou Whispering Forest (Luxembourg/France, tourné en Pologne) témoignent d’une dynamique de circulation créative. CinEast agit ainsi comme un lieu de passage et de dialogue, révélant un cinéma polonais multiple, bien vivant et curieusement décentré.