Le réalisateur star du Luxembourgeois, Andy Bausch est de retour en salle avec Little Duke. L’histoire de deux copains sans le sou mais au grand cœur qui veulent sauver un pub du Pfaffenthal des griffes d’un promoteur

Luxembourg, vu par ceux d’en bas

d'Lëtzebuerger Land vom 28.04.2023

Ça sent la poussière au Little Duke. Le vieux pub irlandais que Patrick Shane O’Hara a mis sur pied et dirigé pendant près d’un demi-siècle dans le quartier populaire de la capitale, le Pfaffenthal. Le bar a connu son heure de gloire, ses nuits de fête, ses parties de billard ou de fléchettes endiablées entre deux bonnes pintes de bière ou deux bons verres de whisky. Mais ce temps est passé depuis un bon moment quand nous, les spectateurs, découvrons les lieux.

Pendant le générique, Andy Bausch offre divers gros plans du local. Alors que la ville de Luxembourg et le quartier du Pfaffenthal avec elle, ont beaucoup évolué, l’ascenseur panoramique juste en face du pub est là pour le prouver, le temps semble s’être arrêté au Little Duke, quelque part entre les années 70 et les années 80. Certes la tireuse à bière semble encore active et le bar est encore bien fourni aux niveau des bouteilles, mais pour le reste, les tables et les chaises ne sont pas de la première fraîcheur, la décoration est surannée, la peinture aux murs est démodée, le vieux ventilateur au plafond ne semble plus aérer grand-chose et le vieux piano a des touches cassées, et une mouche morte sur celles encore en place.

Tout ici rappelle l’Irlande : les bières sont irlandaises, les whiskies sont irlandais, il y a des photos de la sélection nationale irlandaise de football accrochées aux murs… S’il s’agissait d’un bar portugais, on parlerait de « saudade », mais l’ambiance ici, on l’aura compris, tend plutôt vers les Celtes ; nous devrons donc nous contenter de parler de mélancolie ou nostalgie.

Et oui, O’Hara, comme son nom l’indique, est Irlandais. Il avait déjà la quarantaine quand il est arrivé au Luxembourg. Là il a eu deux fils, sinon adoptifs, au moins spirituels : le Mill et le Schumi. Et maintenant qu’O’Hara est une nouvelle fois à l’hôpital après trois infarctus en deux ans, les deux ne vont pas tarder à voir leur vie basculer. Mill et Schumi sont les héritiers désignés de O’Hara et donc futurs propriétaires des lieux. Certes, le bar n’a plus que des clients réguliers qui ne passent plus par la case « payer » et est donc criblé de dettes ; certes le bâtiment dans lequel il se trouve, et qui sert de demeure à Mill, est totalement à refaire, mais le terrain, lui, vu l’augmentation des prix du foncier qu’a connu le Luxembourg année après année, vaut son pesant d’or. Mill a promis au vieux de ne jamais vendre, Schumi, qui était depuis longtemps parti chercher fortune – même vivant dans une caravane minuscule et servant des frites dans un parking – en Belgique, lui veut vendre et profiter de cette aubaine.

Une situation déjà assez complexe en soi, sans compter sur les habitués qui souhaitent garder leur troquet où jouer aux cartes et boire à l’œil, sur le prêtre du quartier qui s’oppose à la modernisation et l’embourgeoisement du quartier, sur la nouvelle amie de Schumi, à qui il a fait croire qu’il était le propriétaire d’une grande chaîne de friteries en Belgique, et surtout sur la fille de Mill, alcoolique et droguée, mère du petit Jules, cinq ans, que Mill élève avec tout l’amour et l’attention qu’il n’a, lui, jamais reçu étant petit.

Une nouvelle fois, après Troublemaker, Le Club des Chômeurs, Rusty Boys…, Andy Bausch s’intéresse aux laissés pour compte du système luxembourgeois ; il rend hommage aux petites gens, à ceux d’en bas, aux petits vieux, à ceux qui ne profitent pas de la place financière, de la startup nation, des largesses salariales que la fonction publique. « On avait aucune chance, mais on a fait avec », résument Mill et Shumi en reparlant de leur vie.

Avec un abattement certain mais aussi beaucoup d’humour et de dérision, Bausch, avec une nouvelle fois Frank Feitler en tant que coscénariste, s’attaque à sa manière à ce Luxembourg riche et clinquant – celui des expatriés de passage attirés par les hauts salaires, celui des magasins de luxe, de la bulle immobilière, de ces « stater Geessen »… –, qui délaisse une partie de sa population. « Impossible de vivre dans ce pays ! Beaucoup trop cher !» lance Berni, un des piliers de comptoir du Little Duke tout en critiquant, plutôt qu’en se plaignant, le fait que « 200 000 frontaliers passent la frontière tous les jours pour travailler au Luxembourg depuis la France, la Belgique et le Reich !» La critique est acerbe, le récit est dramatique, mais les auteurs ont su placer le bon geste, la bonne phrase, le bon mot pour faire malgré tout pas mal rire les spectateurs tout au long du film.

Le sujet de la langue luxembourgeoise – à travers cette femme présente depuis 25 ans an der Stad mais qui ne le maîtrise toujours que partiellement, les enfants de la Spielschoul, les vendeuses dans les boutiques de la ville haute... – est aussi très présent dans ce film multilingue – luxembourgeois, français, anglais, allemand –, proposé en salle en VO sous-titrée en français et anglais pour une meilleure compréhension de tous. L’intégration, la gentrification, le politiquement correct, l’amour et la sexualité chez les seniors… sont également abordés.

À travers son récit et ses personnages, Andy Bausch aborde ainsi plein de thèmes différents. On peut regretter quelques scènes surjouées, quelques évolutions scénaristiques un peu téléphonées voire quelques scènes pas vraiment nécessaires, mais cela n’enlève rien à la réussite de ce long-métrage au casting cinq étoiles : André Jung, Luc Feit, Marco Lorenzini, Valérie Bodson, Elisabet Johannesdottir, Mayson Bossi, Larisa Faber, Steve Karier, Josianne Peiffer, Marie Jung, Timo Wagner, Sophie Langevin ou encore Lata Gouveia ; aux personnages forts en couleur, aux décors travaillés avec minutie et à la musique – signée Serge Tonnar, qui apparaît également à l’écran – pleine d’émotion. Un film rythmé et réussi.

Pablo Chimienti
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