Green Border (Zielona Granica) est le tout dernier film d’Agnieszka Holland, réalisatrice polonaise de renommée internationale qui met en avant des questions politiques, sociales et historiques. En 1991, elle a reçu le Golden Globe pour Europa Europa. Le film Green Border a été présenté pour la première fois à la Mostra de Venise où il a remporté le Prix spécial du jury. Il met frontalement en scène la crise migratoire de 2021 qui fait suite au retrait des troupes américaines et au retour des Talibans en Afghanistan. On assiste comme dans la réalité à un certain afflux de gens en fuite à la frontière entre la Pologne et le Bélarus. Avant même sa sortie en Pologne, le film a fait l’objet de violentes attaques et de campagne de dénigrement de la part du gouvernement conservateur PiS en place à ce moment. Le ministre de la Justice de l’époque accusait même la réalisatrice de pratiquer une propagande nazie en utilisant des stratégies staliniennes… Ella a aussi été la cible de nombreuses injures antisémites. Les acteurs du film ont eux aussi été pris à partie. Le film remporte malgré tout un franc succès commercial, et ce au milieu de la campagne électorale. Ce succès s’explique principalement par l’honnêteté et l’intelligence du film. Il traite non seulement la problématique migratoire sur le sol européen mais il reflète aussi ce que l’anthropologue Michel Auger nomme « l’indésirabilité ». Par leur altérité, certains groupes humains ne sont tout simplement pas désirés par les Européens. Cette attitude mène à un déni d’humanité. C’est exactement ce qu’illustre Green Border. Le nez fin et le réseau des organisateurs du festival CinEast ont permis de montrer le film au public Luxembourgeois et d’inviter par la même occasion sa réalisatrice. Agnieszka Holland ne se crédite jamais seule pour les films qu’elle réalise. Elle évoque toujours son équipe qui l’entoure pour les productions. C’est très juste car on ne fait pas de film tout seul. C’est une chance de s’entretenir avec celle qui inspire non seulement nombreuses réalisatrices et réalisateurs, mais aussi de nombreux citoyens car son cinéma percute profondément ou irradie longtemps après être vu.
d’Land : Bonjour, c’est un grand honneur de pouvoir vous parler avant la première luxembourgeoise de votre dernier film Green Border. Est-ce la première fois que vous venez ici, au Luxembourg ?
Agnieszka Holland : Bonjour, je suis ravie et c’est un honneur partagé. Et non, je suis venue ici il y a onze ou douze ans comme un jury dans le cadre du festival CinEast et une autre fois pour une commission de films.
J’ai vu votre film avec ma fille de 17 ans. J’étais attentive à mon propre ressenti mais aussi au sien. Elle l’a trouvé très fort, très juste, presque comme si c’était un documentaire, alors que c’est une fiction basée sur des faits réels.
Merci beaucoup, ça me touche, surtout venant de la part d’une jeune personne. Je me demande ce que voient les jeunes de ce monde. Ce qu’ils voient dans les films. Le film est une fiction mais traitée comme un documentaire, en effet. Ce sont surtout les moments qui concernent les personnages incarnés par des actrices et acteurs en lien direct avec le drame des demandeurs de protection internationale, ces réfugiés en fuite qui survivent sur cette bande de terre hostile de la frontière entre la Pologne et le Bélarus, dans la forêt primaire de Białowieża.
Vous racontez l’histoire de personnes, d’êtres humains, d’une famille et d’une femme qui ont fui leur pays respectif, la Syrie et l’Afghanistan, en 2021, incités par les autorités bélarusses et le président Lukashenko. Il s’avère que l’accueil est inexistant dans ce Bélarus et que ces hommes, femmes et enfants se retrouvent à la merci d’un infernal jeu de ping-pong entre la police bélarusse et la police polonaise, avec parfois des citoyens qui les aident dans les limites possibles, des limites humaines mais aussi juridiques. Il s’agit d’un chantage entre le Bélarus proche des autorités russes et la Pologne, qui représente ici l’Union Européenne. C’est une réalité.
Oui, c’est la réalité, les réfugiés qui se trouvent dans les forêts entre la Pologne et le Bélarus meurent actuellement de cette situation insupportable. J’ai eu le besoin absolu de raconter et de montrer cette histoire en convoquant une famille entière, une femme seule, la police, les militaires et la société civile. Chacun joue son rôle et les États ferment quasiment les yeux et s’accusant mutuellement de manquer d’humanité. Ils s’en prennent aux réfugiés eux-mêmes en jouant sur l’imaginaire collectif et la crainte du supposé « grand remplacement » qu’ils représentent – celui de remplacer la population européenne chrétienne par une population de confession musulmane, profondément différente, donc dangereuse. L’ancien gouvernement polonais en a fait une narration très anxiogène, toxique parce que raciste, surtout pour ne pas devoir traiter humainement le problème des réfugiés du Moyen-Orient. Le gouvernement Bélarus fait de même.
La forteresse Europe fait monter la hauteur de ses murs. Cela étant dit, est-ce que le cinéma peut-il avoir une influence quelconque sur la réalité ou ne peut-il que s’en nourrir ?
Au début je pensais que oui, le cinéma peut influencer la réalité dans une certaine mesure. Puis j’ai pensé que l’influence du cinéma était minime. Aujourd’hui, je crois qu’un cinéma qui convoque la réalité dure, les changements sociétaux historiques auxquels nous assistons, est un cinéma très important. Il faut voir maintenant si on a la force, l’ambition et si on est prêts à financer le cinéma qui n’utilise pas seulement les transformations sociétales comme un décor pour raconter des histoires personnelles, mais qui prend à bras le corps ce monde et les dangers de la contemporanéité. Je parle ici surtout des films de fictions, parce que les documentaires sont souvent beaucoup plus courageux. Mais le cinéma documentaire a malheureusement souvent une moindre portée. Le cinéma en général peut mesurer notre le niveau d’humanité et le niveau de notre altruisme. Il y en a peu de ces films. Je pense à Quo vadis, Aida ? un film bosnien réalisé par Jasmila Žbanić, qui est l’un des meilleurs films européens de la dernière décennie, sur un sujet qui traite le massacre de Srebrenica. Il a fallu dix ans et dix pays pour produire ce film. On privilégie toujours des sujets plus légers, qu’on pense être des films plus viables de manière commerciale, mais le public a suivi Quo vadis, Aida ? et il a été nommé aux Oscars. Les plateformes n’aiment pas ce genre de films : si c’est juste de l’histoire, alors ça passe, mais si c’est controversé, c’est non.
C’est donc une question d’état d’esprit, mais aussi d’ajustements dans l’industrie cinématographique, tout comme une question de courage des réalisatrices et réalisateurs, des productrices et producteurs et des actrices et acteurs. Il faut être prêt à les faire ses films, mais il faut aussi être prêt à encaisser les tempêtes. Pour Green Border, après Venise, vous avez immédiatement été attaquée personnellement par l’ancien ministre polonais de la Justice. Il a qualifié votre travail de propagande nazie, sans avoir vu le film. Mais il se trouve que vous êtes de culture juive et que votre famille a participé à l’Insurrection de Varsovie entre août et octobre 1944…
Oui, voilà, les attaques sont rudes et il faut être prêts à les contrer immédiatement aussi. C’est ce que j’ai fait. Nous étions tellement en colère au départ que nous avons trouvé les financements pour produire le film, mais aussi la force nécessaire de contrer les autorités de l’ancien gouvernement du PiS (parti droit et justice). Nous avons eu le soutien de Canal Plus, ce qui nous a rendu encore plus déterminé. Vous savez, le monde se remplit de plus en plus de ce mal, on ne pourra plus l’ignorer beaucoup plus. Pas seulement en Pologne qui partage cette frontière avec le Bélarus et qui porte toutes ces tragédies humaines contemporaines. Des gens meurent vraiment à cet endroit et à toutes les frontières de l’Europe. Partout, il y a ce mal qui s’installe et ses défenseurs qui prennent de plus en plus position. Les détracteurs, que ce soit au niveau civil, politique, mais aussi artistique, il y en aura aussi de plus en plus, je pense. Ce sont eux qu’il faut mettre en avant, comme ici dans le film le Groupa Granica (groupe frontière).
Nous avons vécu cette dernière décennie dans une constante disponibilité et accessibilité des films, des histoires, souvent aussi des histoires quelconques, notamment sur les plateformes. Il semble aujourd’hui que le public veut entrer en résonance avec des histoires qui correspondent à la réalité, sans doute pour mieux la comprendre ?
C’est vrai, notre film a reçu des prix de jurys, notamment celui à Venise, il a eu un très bon box-office en Pologne, mais il a aussi reçu des prix du public, entre autres d’un public jeune. Les raisons sont diverses, mais je crois que les films qui sont faits sans manipulation, pour de bonnes raisons et avec toute la franchise possible, sont suivis et aimés. Je crois avec toute la modestie possible que notre film fait partie de ce genre de films et qu’il faut s’atteler à en faire davantage.
Comment voyez-vous l’avenir ? En Pologne par exemple, est-ce que les choses commencent à se redresser ?
Dans le secteur du film, pour nous concentrer encore là-dessus, j’aimerais vraiment que les gens sautent plus dans l’eau froide et aiment ce qu’ils font, aussi bien les réalisateurs que les producteurs, pour ne parler que d’eux. Le clientélisme dans le cinéma qui règne en Europe paralyse la création, le courage et la confrontation avec des sujets difficiles mais indispensables au cinéma contemporain et peut-être même à la société. Pour le reste, l’avenir sent le roussi, même si les plus jeunes sont beaucoup plus lucides que nous l’avons été. Ils n’aiment pas les politiques, parce que soit ils leur mentent, soit ils sont démunis face aux transformations, le climat, les migrations. Quant à la Pologne, les choses commencent tout doucement à changer avec Donald Tusk. Cependant, le président est toujours là et peut empêcher un certain nombre d’avancées. De plus, il faut dire qu’on fait plier le dos aux Polonais pendant les huit dernières années, une période quasi autoritaire à certains niveaux, c’est difficile de se redresser d’un coup.
Pour finir avec une perspective plus positive, un souffle, que préparez-vous en ce moment ?
Ah, on prépare un film sur Franz Kafka, oui. J’ai toujours été intéressée par Kafka, c’est pour cette raison d’ailleurs que je suis allée faire mes études des arts de la scène à Prague. C’est un auteur majeur du vingtième siècle, un siècle prolifique en termes de littérature. Il est complexe et son écriture échappe à des interprétations figées. Il semble s’ajuster au monde actuel. Parfois, j’ai l’impression d’avoir un peu compris ce qu’il nous dit et puis tout de suite après, il s’avère que ce n’est pas du tout le cas. Il est insaisissable. Il a longtemps été interdit en Tchécoslovaquie, à l’époque, jusqu’à la Révolution de velours en 1989. Ensuite, il est devenu une attraction touristique, il y a tellement de statuettes, de tasses, des autocollants à son effigie, que j’aimerais retrouver et montrer ce Franz délicat sous tout ce tas de babioles.