Martine et Guy En 2016, Martine, la cinquantaine, et son frère Guy, de deux ans son cadet, ont eu la douleur de perdre leurs parents à quelques mois d’intervalle. Cette disparition a bouleversé leur vie et pas seulement sur le plan affectif, car ces deux Français de la classe moyenne (elle clerc de notaire, lui fonctionnaire dans un organisme de formation) sont alors devenus millionnaires ! Jusque-là leurs revenus, ajoutés à ceux de leurs conjoints respectifs, leur avaient permis de devenir propriétaires de leurs logements dans une petite ville et de se constituer une épargne de précaution, de sorte que le patrimoine net du ménage de Martine pouvait être évalué à 300 000 euros et celui de son frère à 250 000 euros, dont près des trois quarts au titre de leur résidence principale. Pas de quoi être éligible à des services de gestion privée, même dans une banque à réseau où les seuils d’accès sont assez bas.
Le décès de leur mère, puis celui de leur père survenu peu après, a tout changé. Bien que d’origine modeste, leurs parents avaient en effet constitué depuis le milieu des années 50 un patrimoine de quelque cinq millions d’euros principalement composé de biens immobiliers. Au moment de leurs décès, la valeur de ces actifs (résidences principale et secondaires, terrains, logements destinés à la location) était principalement due à leur excellente localisation géographique : ainsi une maison construite en 1960 dans la banlieue alors déserte et délaissée d’une grande ville se retrouve aujourd’hui en plein cœur de l’agglomération dans un environnement résidentiel très recherché.
Bien qu’ayant dû acquitter de lourds droits de succession (environ 36 pour cent en France en ligne directe pour ce niveau de patrimoine) chaque enfant s’est retrouvé à la tête de 1,6 million d’euros, soit, si on prend le cas de Martine, plus de cinq fois le niveau du patrimoine de son ménage, ou encore 200 fois le montant de son épargne annuelle ! Ce cas, inspiré d’une situation réelle, est loin d’être isolé. Les banquiers et les conseillers indépendants rencontrent de plus en plus de quinquagénaires et de « jeunes sexagénaires » dans cette situation, totalement nouvelle depuis plusieurs décennies. Comme l’écrit l’économiste français Nicolas Frémeaux, « les gros rentiers décrits par Austen ou Balzac ont été remplacés par des rentiers moins gros, mais plus nombreux ».
Retour à l’héritage Les chercheurs universitaires évoquent « le retour de l’héritage » qui, contrairement à une idée reçue ne concerne pas seulement les personnes les plus riches, mais profite de manière croissante aux membres des classes moyennes âgés de plus de cinquante ans. La raison de base est simple : leurs parents, nés entre 1925 et 1935, sont la première génération depuis la fin du XIXe siècle en Europe à avoir constitué, et donc transmis, un patrimoine qui n’ait pas été amputé voire effacé par les guerres et les crises économiques. Cette accumulation a bénéficié à partir de 1945 d’une phase d’augmentation continue et inédite du niveau de vie de l’ensemble des catégories sociales (les fameuses « Trente Glorieuses ») accompagnée d’une forte inflation qui jusqu’aux années 80 a gonflé le prix de tous les actifs réels, et s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui pour l’immobilier. À Paris, le prix du mètre carré a été multiplié par dix depuis 1980 soit trois fois plus que le niveau général des prix. De plus, à partir du milieu des années 80 c’est la valeur des actifs financiers qui a entamé une hausse régulière : malgré une forte volatilité, le DAX, indice allemand des actions, est passé d’une valeur de 1 000 courant 1985 à 13 250 fin 2019 !
Dans son ouvrage « Les nouveaux héritiers » (Seuil, 2018), Nicolas Frémeaux écrit que « nous faisons face aujourd’hui à des niveaux d’héritage inconnus depuis un siècle. Ainsi, pour la génération née dans les années 1970 les transmissions patrimoniales représentent autant que pour les générations nées au XIXe siècle et considérablement plus que pour celles de la première moitié du XXe siècle ». On note que l’auteur évoque des générations de moins de cinquante ans : en effet, pour compenser l’augmentation de leur espérance de vie, les détenteurs de patrimoines les transmettent de plus en plus fréquemment de leur vivant, par des donations à leurs enfants. Elles tendent aujourd’hui à prendre le pas sur les héritages.
Plus précisément il a calculé qu’en France jusqu’au début du XXe siècle, le « flux successoral » a représenté chaque année entre 20 et 24 pour cent du revenu national. À cette époque, l’accumulation par l’épargne jouait un rôle mineur. De la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 50, ce flux a considérablement diminué « pour atteindre à ce moment un niveau cinq à six fois inférieur à ce qu’il était à la Belle Époque ». Une remontée s’est opérée à partir des années 60 avec un flux successoral qui s’élève selon les méthodes employées de douze à quinze pour cent du revenu national.
Inégalitaire héritage Rapportés à la valeur des patrimoines les flux sont encore plus impressionnants. Selon une étude d’Alvaredo, Garbinti et Piketty publiée en 2017, les patrimoines hérités représentent jusqu’en 1914 près de 80 pour cent du patrimoine privé total, les vingt pour cent restants provenant de l’épargne. Dans les années 50-60, les transmissions tombent à moins de la moitié, tandis qu’en 2010 cette proportion est redevenue majoritaire à environ soixante pour cent du total et continue de s’accroître.
L’héritage est profondément inégalitaire. Nicolas Frémeaux a étudié en détail la distribution des patrimoines transmis (par legs ou donation) en France en 2015. Il en ressort que la moitié des héritiers ont reçu seulement sept pour cent du total des sommes transmises, avec une moyenne dérisoire de 8 500 euros. À l’autre extrémité de la distribution, les dix pour cent les mieux dotés s’en sont accaparés 52 pour cent avec une moyenne de 325 000 euros. La « classe moyenne » des héritiers, soit quarante pour cent d’entre eux, a perçu 41 pour cent du total, avec une transmission moyenne de 64 900 euros.
Plusieurs années d’épargne Cette somme est certes cinq fois inférieure à celle perçue par les plus gâtés, mais elle est loin d’être négligeable. Compte tenu de la distribution des revenus en France, elle représente plusieurs années d’épargne pour un salarié moyen. Il existe donc bien un effet d’héritage auprès de la classe moyenne. Ou plutôt d’une partie d’entre elle, car il faut garder à l’esprit que, lors de l’année étudiée, seulement une personne de plus de vingt ans sur trois a bénéficié d’une transmission, contre un quart en 1992, une proportion qui logiquement culminait à 47 pour cent chez les plus de soixante ans.
Les études montrent que, sous l’angle de l’importance globale des transmissions, la plupart des pays développés de « l’ancien monde », notamment l’Allemagne et le Royaume-Uni, présentent un profil similaire à celui de la France (les États-Unis étant un cas à part). Mais l’inégalité des patrimoines hérités y est souvent beaucoup plus forte, car de nombreux pays ne possèdent pas d’impôts sur la détention du patrimoine ou sur sa transmission (certains les ont supprimés) alors qu’en France les droits de succession sont appliqués depuis 1901, avant même l’introduction de l’impôt sur le revenu.
De nombreux économistes et hommes politiques considèrent les fortunes issues de l’héritage (legs ou donations) comme imméritées, voire immorales, et militent en faveur de la création ou de l’alourdissement d’un impôt sur le patrimoine, ou à tout le moins sur les successions (d’Land du 20 décembre). Toutefois, les barèmes proposés se gardent bien de toucher des classes moyennes, auprès de qui ces taxes sont d’autant plus impopulaires qu’elles sont de plus en plus bénéficiaires de transmissions intergénérationnelles.
Millionnaires méritants
Selon le Global Wealth Report publié par Credit Suisse en octobre 2019, les États-Unis abritent près de quarante pour cent des millionnaires en dollars de la planète, toute sortes d’actifs confondus, soit plus de 18,6 millions de personnes. Dans ce pays, une majorité de la population (52 pour cent des baby-boomers et 74 pour cent des millenials) pensent que les riches ont hérité de leurs fortunes. Mais selon une étude de Fidelity en 2017, seulement douze pour cent des millionnaires ont hérité d’une somme représentant au moins dix pour cent de leur richesse. 21 pour cent n’ont rien reçu du tout et à peine seize pour cent ont reçu plus de 100 000 dollars. En revanche le poids de l’héritage est nettement plus élevé chez les quelque 600 milliardaires, où les self-made-men (ou women) sont minoritaires en nombre (46 pour cent) et faiblement majoritaires en valeur (57 pour cent du total détenu).