Dans une de ses premières interventions en tant que directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), la Bulgare Kristalina Georgieva s’est inquiétée du montant colossal de l’endettement mondial. Il atteint désormais le montant record de 188 000 milliards de dollars, soit environ 230 pour cent du produit intérieur brut mondial, en hausse de 14,6 pour cent depuis avril 2018 !
Pendant longtemps, la dette des États préoccupait davantage le FMI (le cas de la Grèce en 2015 est dans toutes les mémoires). Kristalina Georgieva partage d’ailleurs toujours quelques craintes à ce sujet. « La dette publique des économies avancées est à des niveaux inédits depuis la Seconde Guerre mondiale. Celle des marchés émergents a atteint les niveaux enregistrés lors de la crise de la dette des années 80 et le fardeau de la dette des pays à faible revenu a fortement augmenté au cours des cinq dernières années », dit-elle encore.
Mais c’est aujourd’hui la dette du secteur privé non financier qui pose problème. Son niveau a été considéré comme « alarmant » par Tobias Adrian, directeur du département des marchés monétaires et de capitaux au FMI. C’est un des « facteurs majeurs de vulnérabilité financière qui pourraient aggraver le prochain ralentissement économique », raison pour laquelle le dernier rapport du FMI sur la stabilité financière dans le monde, publié le 11 octobre, exhorte « les dirigeants à prendre de toute urgence des mesures pour s’y attaquer ».
Crainte en cas de crise Au niveau mondial, selon l’Institut de la finance internationale (IFI), la dette des entreprises non financières (38,4 pour cent du total) a désormais dépassé la dette publique (36,6 pour cent), celle des ménages pesant 25 pour cent. L’endettement des sociétés représente 91 pour cent du PIB mondial, en hausse de 20 points par rapport à 2000. En dix ans dans les huit plus grandes économies mondiales, la dette totale des sociétés non financières est passée de 34 000 milliards de dollars à 51 000 milliards, soit un accroissement de cinquante pour cent. Selon le FMI, « dans un scénario de ralentissement économique notable, deux fois moins grave que la crise financière mondiale, la dette à risque des entreprises (à savoir les sommes dues par celles qui ne sont pas en mesure de couvrir leurs charges d’intérêts par leurs bénéfices) pourrait atteindre 19 000 milliards de dollars, soit près de 38 pour cent du total ». C’est davantage que le niveau observé durant la dernière crise financière.
Dans cette masse de dettes, les emprunts obligataires pèsent lourd, selon une étude publiée en février 2019 par l’OCDE. S’appuyant sur une base de données de 85 000 émissions de dettes d’entreprises non financières de 114 pays, elle a évalué à 13 000 milliards de dollars à la fin 2018 l’endettement contracté par ce biais. Le doublement des émissions depuis 2008 a été notamment dû aux entreprises chinoises qui, encore très peu présentes sur le marché avant la crise financière, sont passées dès 2016 au deuxième rang mondial.
BBB plutôt que AAA Une situation d’autant plus inquiétante que les entreprises devront faire face au cours des trois prochaines années à des échéances colossales : 4 000 milliards de dollars devront être remboursés ou refinancés, soit près du tiers de la dette. De plus, l’OCDE a relevé « une dégradation continue de la qualité des obligations » en dix ans. La part des titres notés BBB, soit la note située juste au-dessus du seuil sous lequel le risque de faillite est considéré comme élevé, est passée d’environ trente pour cent en 2008 à près de 54 pour cent en 2018, au détriment des obligations les mieux notées (AAA ou AA). Le risque varie d’un pays à l’autre en fonction de la régulation encadrant les prêts, de l’état de santé des entreprises locales, de la devise dans laquelle sont libellés leurs crédits et du canal qu’elles empruntent. Mais en Chine, les défauts de paiement se sont déjà multipliés depuis un an.
Les causes de cette situation sont bien connues. Les sociétés ont profité de conditions exceptionnelles en termes de taux d’intérêt, particulièrement bas voire négatifs. Et ces-derniers sont probablement appelés à durer, car les banques centrales du monde entier cherchent toujours à soutenir l’activité pour faire face à la détérioration des perspectives économiques, sur fond de tensions commerciales. Mais la dégradation du climat des affaires et l’affaiblissement de l’activité économique fragilisent les entreprises de toutes tailles et de tous secteurs, faisant planer des doutes sur leurs capacités de remboursement selon le FMI. L’organisation basée à Washington voit là une nouvelle source de vulnérabilité.
Pour Kristalina Georgieva, « un endettement élevé ne représente pas seulement un risque pour la stabilité financière, il peut être un poids pour la croissance ». En particulier, comme les sommes empruntées à des taux très bas permettent aux entreprises de refinancer des emprunts plus anciens et d’économiser sur leurs charges financières ou de procéder à des rachats d’actions, elles ne servent pas forcément à irriguer l’économie réelle sous forme d’investissements. Et même quand ces derniers sont réalisés, il s’agit souvent de projets peu rentables ou peu utiles qui n’auraient jamais vu le jour avec des taux d’intérêt « normaux ».
Mauvais présage Du côté des dettes obligataires, la méfiance des investisseurs est déjà de mise. Leur appétence pour les obligations les plus risquées (donc les plus mal notées) a diminué en 2018 : « La seule autre année durant laquelle cela s’était produit au cours des deux dernières décennies est 2008, l’année de la crise financière » s’inquiète l’OCDE, qui confirme une réduction de la voilure. Selon elle, « les émissions nettes globales d’obligations d’entreprises ont diminué de 41 pour cent en 2018 par rapport à 2017 ».
Mais dans le secteur bancaire la distribution de crédit ne faiblit pas : en France par exemple elle a augmenté de plus de six pour cent en 2018, quatre fois plus que le PIB ! Le FMI a appelé les banques à la prudence en maintenant « un contrôle rigoureux de l’évaluation du risque de crédit bancaire et des pratiques en matière de prêts ». Mais selon une enquête de la BCE, au troisième trimestre de 2019, les normes de crédit pour les prêts aux entreprises ont été assouplies en Italie et aux Pays-Bas, sont restées inchangées en Espagne et se sont légèrement resserrées en France et en Allemagne. Malgré la perception de risques croissants et les contraintes réglementaires, la pression concurrentielle empêche les banques d’aller trop loin dans le sens d’une restriction.
Le FMI suggère des mesures structurelles : « Il faudrait s’efforcer d’accroître la divulgation d’informations et la transparence sur les marchés financiers non bancaires afin d’évaluer les risques de manière plus approfondie. Dans les pays où la dette globale des entreprises est jugée élevée sur le plan systémique, les dirigeants pourraient envisager de mettre au point des outils prudentiels à l’intention des entreprises très endettées, en plus des outils prudentiels établis spécifiquement pour le secteur bancaire ». Il propose également de développer le financement direct des entreprises sur les marchés financiers par l’émission d’actions, plutôt que de recourir à l’emprunt bancaire ou obligataire. Pour cela il faudrait, entre autres, une modification de la fiscalité dans certains pays pour y « réduire les incitations à emprunter de manière excessive ». De façon plus générale, Tobias Adrian, du FMI, a souligné que si depuis la crise financière de 2008, la régulation des banques et des assurances avait progressé de manière importante, celle des sociétés industrielles, commerciales et de services sera le prochain grand chantier.
Dette corporate et rachats d’actions
Aux États-Unis, où les entreprises qui s’endettent sont par tradition rétives à l’emprunt bancaire, qui ne représente que trente pour cent des financements contre 70 pour cent en Europe, elles semblent prises d’une frénésie d’émission d’obligations. Début septembre, Apple, bien que riche d’une abondante trésorerie de 200 milliards de dollars, a émis pour sept milliards de dollars d’obligations. Mais d’autres grandes sociétés comme Disney et Coca-Cola n’ont pas été en reste. Au total, les entreprises américaines ont émis, pendant la seule première semaine de septembre 2019, pour près de 74 milliards de dollars d’obligations, un record historique.
Les investisseurs manifestent une grande appétence pour les obligations d’entreprises car, même si leurs rendements restent bas, elles sont toujours plus rémunératrices que les bons du Trésor, avec un risque faible quand il s’agit de sociétés importantes qui ont pignon sur rue. Les sommes empruntées ont souvent été utilisées pour financer des opérations risquées, comme des fusions et acquisitions. Mais elles servent aussi à soutenir le cours de bourse, en procédant à des rachats d’actions. Les entreprises américaines excellent dans cet exercice. Ainsi Starbucks doit l’essentiel de la progression de son cours ces dernières années à cette pratique. La firme doit lancer avant fin 2019 un nouveau programme de rachat, car du fait d’une croissance moins forte que prévue, son action a baissé de 13,5 pour cent depuis le 1er août.
Les sociétés européennes suivent le même mouvement. En Belgique l’assureur Ageas a acheté depuis août 2019 plus de 725 000 de ses actions pour un montant de 36,4 millions d’euros soit 0,37 pour cent du total en circulation. En France, début novembre ,le groupe Vivendi a procédé au rachat de 3,6 millions d’actions pour un total de 90 millions d’euros et Pernod Ricard prévoit de racheter pour 150 millions d’ici à fin décembre dans le cadre d’un programme portant sur un milliard d’euros sur deux ans. C’est surtout en Suisse que le phénomène est marqué : début 2019 les deux grandes banques locales ont annoncé des programmes dans ce sens. Celui de Credit Suisse vise à racheter jusqu’à l’équivalent de 1,4 milliard d’euros, et jusqu’à 2,8 milliards à l’horizon 2020. UBS projette de racheter jusqu’à 0,8 milliard d’euros de ses propres actions. Mais on reste loin des 18 milliards d’euros d’actions rachetées par Nestlé depuis 2017 ! gc