« On m’avait prévenu très vite par téléphone. C’était un dimanche. J’étais abasourdi. Quand j’y pense aujourd’hui, je suis toujours choqué… La probabilité qu’un tel drame puisse arriver sur ce sentier était tellement faible. J’y réfléchis encore beaucoup, je me demande ce que l’on aurait pu faire pour éviter que ça arrive… Permettez-moi d’adresser encore une fois toutes mes condoléances à la famille de la victime. » Jempi Hoffmann (CSV), bourgmestre de Manternach, est toujours sidéré lorsqu’à la demande du Land, il se remémore ce 20 octobre 2024, lorsqu’un promeneur âgé de 40 ans a été tué par la chute d’un arbre sur l’un des plus beaux sentiers de randonnées luxembourgeois, situé sur le territoire de sa commune de l’arrière-pays mosellan. Sa compagne, qui l’accompagnait, s’en est sortie indemne.
C’était pourtant une de ces belles journées d’automne, avec des températures douces, du soleil et pas de vent. Un de ces moments où l’été indien appelle les balades en forêt. Manternach propose justement une boucle magnifique : celle de Manternacher Fiels, validée par le très sélectif Deutsche Wanderinstitut. Avec 96 points sur cent, elle est dans le groupe de tête des randonnées recensées par les experts allemands.
Malgré tout, ce jour-là, l’accident survint. « Le sentier était pourtant très bien entretenu. Un travail de prévention pour le sécuriser, avec des abattages, a lieu toute l’année avec l’équipe du préposé de la nature et des forêts », garantit l’élu.
Depuis, la Traumschleife est amputée de la traversée du vallon du Schlammbach, où a eu lieu l’accident. Soit 2,5 kilomètres de moins, précise la direction générale du Tourisme du ministère de l’Économie, qui pilote le réseau des sentiers pédestres du pays. L’endroit, absolument charmant, ne réouvrira pas. Jempi Hoffmann est catégorique : « En août, cette année, nous y sommes retournés avec le service technique de la commune et le forestier. Nous avons constaté que le nombre d’arbres en très mauvaise santé avait encore augmenté. L’endroit est assurément plus dangereux aujourd’hui que le jour de l’accident. Pour décourager les promeneurs de s’y rendre, nous allons démonter le pont de bois qui permet l’accès. Je sais que le syndicat d’initiative a passé beaucoup d’heures pour le construire (260 en tout, en 2010, ndlr), mais il ne fait plus aucun sens de le conserver. »
Des forêts fatiguées
Le mauvais état des forêts du pays est connu. L’inventaire phytosanitaire 2023, édité par l’Administration de la nature et des forêts (ANF), est édifiant : 55 pour cent des arbres sont « moyennement à fortement détériorés » et douze pour cent sont « en état de dépérissement avancé ou déjà morts ». Plus des deux tiers du matériel végétal qui compose les forêts se trouvent donc soit en mauvais état, soit sans vie.
Les causes sont multiples, mais explicitement évoquées dans le document. Le changement climatique est la plus évidente : « Les printemps et étés anormalement chauds et secs en 2018, 2019, 2020, 2022 et 2023 ont eu un impact sur la santé des arbres. » Les insectes (comme le bostryche, qui creuse des galeries dans les troncs des épicéas), des arbres mal adaptés aux sols où ils poussent, la pollution atmosphérique… Voilà d’autres raisons qui, s’accumulant les unes aux autres, aboutissent à une problématique systémique.
Les conséquences juridiques de ce drame sont encore nébuleuses. Le Parquet a confirmé au Land qu’après avoir étudié « tous les éléments à sa disposition et effectué les évaluations nécessaires, il a été décidé, le 24 avril 2025, de classer l’affaire sans suite pénale. » Selon son analyse, « aucun élément du dossier ne permet de retenir l’hypothèse d’une implication d’un tiers. »
Jempi Hoffmann a toutefois confirmé qu’au début de l’été, la famille de la victime avait intenté une assignation en justice, au civil. « Nous travaillons avec le service juridique de l’ANF pour voir comment les assurances pourraient indemniser les proches, mais c’est compliqué. Quoi qu’il en soit, si l’on nous demande de payer, nous ne nous y opposerons pas », indique-t-il.
Si la Bëschgesetz de 2023 stipule clairement dans son article 3 que « les forêts sont accessibles aux piétons et aux conducteurs de cycle ou de cycle à pédalage assisté sur les chemins et sentiers », l’alinéa suivant prévient que « les personnes qui se rendent en forêt acceptent les risques d’accident inhérents au milieu forestier. »
Théoriquement, les propriétaires semblent protégés. Mais Venant Krier, le président des Lëtzebuerger Privatbësch (qui détiennent plus de la moitié des surfaces boisées du pays), aimerait en être certain : « Je veux bien, mais le Code civil dit également que l’on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des choses que l’on a sous sa garde (article 1384, ndlr). Nos arbres faisant partie de ces ' choses ', quel texte prévaut : la loi sur les forêts ou le Code civil ? »
Venant Krier regrette également des injonctions qu’il estime contradictoires entre la loi et les règlements grand-ducaux qui définissent son application. Si les forêts, aux abords des chemins, doivent être entretenues (« Mais comment définir si elles le sont correctement ? Et qui va le faire ? »), elles doivent aussi répondre aux « principes d’une sylviculture proche de la nature », tels que précisés dans un règlement grand-ducal. Pour favoriser la biodiversité, celui-ci exige la présence d’au moins quatre arbres morts par hectare. Les insectes, les oiseaux ou les chauves-souris les apprécient particulièrement. Le même texte indique que les arbres morts sur pied (toujours debout) doivent être distants « d’au moins cinq mètres du bord d’un milieu ouvert, d’un sentier, d’un chemin forestier, d’un banc. » Mais si la hauteur de l’arbre est supérieure à cinq mètres et qu’il s’écroule sur le chemin (« Et ils finissent toujours par tomber », souffle le président du Lëtzebuerger Privatbësch), que décidera la justice ?
« Dans notre comité, nous avons un juriste chevronné qui a bien étudié la loi, relève Venant Krier. Eh bien, il nous a dit que, si maître Vogel était toujours vivant, il aurait de quoi se nourrir. » Il explique que les membres de son association peuvent profiter d’une assurance qui couvre tous les dommages, « Je recommande aux propriétaires privés d’y souscrire. Surtout à ceux qui ont la chance ou la malchance, d’avoir des sentiers balisés qui passent chez eux. »
Cette incertitude juridique les échaude à tel point qu’à Manternach, l’un d’eux s’est catégoriquement opposé à ce qu’un nouveau tracé, passant par une de ses parcelles, soit créé le long le Schlammbach. En effet, si les propriétaires ne peuvent pas s’opposer au balisage d’un sentier qui existe déjà, ils disposent d’un droit de veto pour la création de nouveaux chemins. Ce qui n’était d’ailleurs pas le cas avant la loi de 2023. « J’ai des forêts à Lintgen et jamais on m’a appelé lorsque les autopédestres Lintgen 1 et Lintgen 2 ont été créés. J’ai découvert les panneaux un jour, en allant y travailler. »
Manque de personnel
Les propriétaires publics de forêts, communes et État, se trouvent exactement devant les mêmes interrogations. Seront-ils déclarés coupables pour les accidents qui pourraient être causés par des chutes de branche ou d’arbre ? Les bourgmestres, notamment, se posent des questions. « Nous n’avons pas eu de réunions formelles sur ce sujet précis, mais lorsque je rencontre mes collègues, bien sûr que nous en parlons. Potentiellement, ce qui s’est passé chez nous pourrait arriver partout… ».
Par précaution, les CFL, propriétaires de terrains se trouvant le long du sentier, ont d’ailleurs demander à fermer toute la Traumschleife pendant trois semaines le temps d’abattre des arbres morts ou fragilisés.
Les forestiers aussi sont inquiets. Pol Zimmermann, préposé de la nature et des forêts de l’ANF, dont le bureau se trouve au Ellergronn, à Esch-sur-Alzette, reconnaissait son inquiétude au Quotidien en août 2024, quelques mois avant l’accident de Manternach : « Par ici, [la proximité des habitations] rend l’usage de la nature beaucoup plus intensif que dans le Nord, par exemple. En 2023, plus de 139 000 piétons et 4 300 cyclistes sont passés devant les capteurs placés au Ellergronn et au Galgebierg. » Il reconnaissait que « la sécurisation est notre priorité absolue, la tâche qui nous occupe le plus. Et de loin. »
Les pouvoirs publics sont sur le qui-vive, car beaucoup d’entités sont concernées par cette problématique. La Direction générale du tourisme, qui dépend du ministère de l’Économie, a précisé l’organigramme au Land. « L’entretien et le balisage des sentiers de randonnées sont coordonnés par les Offices régionaux du tourisme (ORT). Ces travaux sont réalisés sur place par les ORT eux-mêmes ou la Direction générale du tourisme, en concertation - et souvent avec l’aide concrète - de l’ANF et des services techniques communaux concernés. L’ANF est responsable de l’entretien et de la signalisation des sentiers pédagogiques. »
Les relations entre ceux qui définissent le réseau de sentiers et les propriétaires de forêts (privées et publiques) ont toujours été proches, ce qu’assurent toutes les parties. Cette proximité a été renforcée par la création du Conseil supérieur de la forêt, fondé dans le cadre de la loi de 2023. Cet organe rassemble l’ANF, la direction générale du Tourisme, les chasseurs, les associations de protection de la nature et l’industrie du bois. La DG du tourisme indique que « si toutes les parties s’accordent à dire que la fonction récréative de la forêt ne peut être remise en question, tant l’état sanitaire préoccupant de la forêt que les intérêts parfois divergents des uns et des autres doivent être discutés au sein de cet organe. »
Jusqu’à présent, l’accident de Manternach est un cas unique. Le ministère de l’Économie indique qu’aucun sentier n’a dû être fermé pour des raisons de sécurité, hormis la portion où a eu lieu le drame de Manternach. Quant à savoir si la Traumschleife sera dégradée, on le saura bientôt. « Le Deutsches Wanderinstitut a été prévenu, ils vont réexaminer le parcours dans les mois à venir », précise le ministère.
Dans la petite commune bordée par la Syre, Jempi Hoffmann assure que « nous avons intensifié tous les travaux d’entretien sur nos sentiers. » Mais il reconnaît aussi que les bonnes intentions ont leurs limites, « pour être plus efficace, il faudrait que les forestiers de l’ANF, dont c’est le travail, soient plus nombreux. »