« Der Mensch ist ja unzweifelhaft neben vielem anderen ein Vereinsmensch in einem fürchterlichen nie geahnten Maße. » La remarque que formulait le sociologue Max Weber en 1910 (citée par Gilles Genot, conservateur au Lëtzebuerg City Museum et commissaire de l’exposition Komm, mir grënnen e Veräin! La vie associative dans la ville de Luxembourg depuis le 19e siècle) semble encore taillée pour le Luxembourg d’aujourd’hui. Pas loin de 8 500 associations et plus de 200 fondations émaillent le paysage luxembourgeois (même si une partie, toujours inscrite au Registre de commerce et des sociétés, n’est en fait pas active) et près de soixante pour cent des résidents sont fortement impliqués dans le bénévolat (chiffres du ministère de la Famille en 2021). Le spectre associatif local est cependant peu documenté. Il est d’autant plus difficile à appréhender qu’il est très large, allant de l’Association des critiques d’art et sa douzaine de membres à l’Automobile Club du Luxembourg qui rassemble près de 200 000 cotisants.
L’idée d’« association sans but lucratif » (asbl) apparaît dans la loi de 1928, très largement inspirée de la loi belge de 1921. Mais on peut remonter l’histoire de la liberté d’association depuis l’Ancien Régime. Mohammed Hamdi, chargé de mission au Lëtzebuerg City Museum et contributeur au livre Sociabilité au Luxembourg, détaille : « Corporations, confréries et congrégations existaient bien mais étaient loin d’être libres car elles nécessitaient une autorisation du souverain pour s’établir. » La Révolution française fait table rase de cette situation, mais n’introduit pas la liberté d’association. Au contraire, elle interdit les corporations et bannit les congrégations, préconisant la liberté d’entreprise et craignant les regroupements contre-révolutionnaires. L’historien continue avec la Constitution belge de 1831, « jugée comme l’une des plus modernes et libérales d’Europe ». La liberté de réunion (pendant un moment court, éphémère) et d’association (sur le temps long) y sont explicitement garanties. Une grande partie du Luxembourg, sous administration belge, bénéficie de ces mêmes droits. Une liberté de courte durée puisqu’en 1839, le Roi Grand-Duc Guillaume Ier fait appliquer un texte restrictif interdisant les rassemblements et associations de plus de vingt personnes, sauf autorisation du souverain.
Des allers-retours plus ou moins libéraux ou liberticides ont émaillé l’histoire au gré des textes, des souverains et de leurs influences. Ainsi, la Révolution de 1848 et la première Constitution du Luxembourg ouvrent à nouveau le droit d’association. « Par rapport à la Constitution belge dont elle est fortement inspirée, deux restrictions sont ajoutées : la liberté de réunion ne s’applique pas aux rassemblements en plein air, politiques ou religieux, mais surtout, l’établissement de toute corporation religieuse doit être autorisé par une loi », relate Hamdi face au Land. Le texte de 1856 requiert à nouveau une autorisation préalable et la publication de la liste des membres. La liberté d’association et de réunion sont réintroduites dans la Constitution de 1868, à une nuance près : de « soumises à aucune mesure préventive » ces libertés ne sont désormais soumises « à aucune autorisation préalable ». « Un compromis qui accorde aux citoyens la possibilité de librement s’associer tout en laissant à l’État la possibilité d’intervenir ultérieurement », analyse Hamdi.
La fin du 19e siècle voit un essor considérable des associations suivant les effets sociaux, culturels et économiques qui accompagnent l’industrialisation : sociétés de musique et de chant, clubs sportifs, cercles littéraires, ligues pour la protection des animaux, coopératives agricoles et sociétés de secours se multiplient. Peu à peu, l’absence de cadre légal se fait sentir et les fragilisent. Une loi sur les sociétés commerciales est établie en 1905, un texte spécifique est voté pour donner à la Croix Rouge une personnalité morale en 1923, mais « la grande majorité des associations restaient dans une situation légale précaire », selon Mohammed Hamdi. On en arrive enfin à la loi de 1928 permettant à toute association de se doter de la personnalité civile. Le texte tarde à voir le jour. Deux écueils nourrissent les débats houleux. La peur de la « mainmorte » : des terrains appartenant à l’association ne changent pas de main et sont donc soustraits à l’impôt. Les congrégations religieuses sont particulièrement visées. Un autre biais reproché est la publication de la liste des membres (avec leur adresse) qui, selon le socialiste René Blum, mettait en danger certains ressortissants (communistes) italiens. À part la parenthèse douloureuse de la Seconde Guerre mondiale et la dissolution forcée d’associations par l’occupant, cette loi n’a connu que peu de révisions. Une évolution importante a quand même eu lieu avec la suppression, en 1994, de la disposition qui exigeait que les trois cinquièmes des associés devaient être Luxembourgeois pour que l’association puisse avoir la personnalité juridique.
La liberté d’association, de réunion et de coalition connaît donc depuis toujours une danse qui évoque celle d’Echternach : Deux pas en avant pour un pas en arrière. « En raison des risques que ces libertés ont toujours présenté à l’ordre social et politique, les classes dirigeantes ont préféré les interdire ou les limiter », écrit l’historien.
Cette affirmation reste vraie aujourd’hui avec la nouvelle loi votée en août dernier. Selon l’exposé des motifs, la loi de 2023 a pour but de « créer un cadre moderne qui répond aux besoins du secteur associatif et caritatif tel qu’il se présente aujourd’hui, en comblant les lacunes d’une part et en précisant et simplifiant les dispositions existantes tout en abandonnant celles qui ne présentaient plus d’utilité d’autre part ». Le projet de loi, déposé par Luc Frieden, ancien ministre de la Justice, en 2009 aura mis quatorze ans à être voté. « La première mouture a été largement retoquée par les associations elles-mêmes qui jugeaient les obligations comptables trop contraignantes », explique David Hiez, professeur de droit à l’Uni.lu au Land. En 2021, le gouvernement DP-LSAP-Verts revoit la copie et dépose un grand nombre d’amendements allant dans la direction demandée. En particulier, le texte introduit trois catégories d’associations, selon leur taille et l’importance de leur budget. Les obligations liées à la gestion et au contrôle financier sont modulées en fonction de ces catégories.
Les observateurs soulignent des modifications qui devraient simplifier la gestion quotidienne des asbl : les assemblées peuvent être tenues en ligne, la liste des membres ne doit plus être déposée annuellement au Registre de commerce et des sociétés, deux membres fondateurs sont requis, contre trois auparavant, l’approbation de la modification des statuts par le tribunal compétent n’est plus nécessaire et la propriété de biens immobiliers ne servant pas à l’objet des activités de l’association est autorisé. « Ces aspects restent complexes et contraignants pour les petites associations, notamment celles issues de l’immigration », estime Anita Helpiquet, directrice du Clae. La plate-forme associative vient de compléter la nouvelle édition de son Guide pour la vie associative. À travers des fiches explicatives, il répond aux nombreuses questions posées par les porteurs de projets associatifs : fonctionnement, gestion, cadre juridique, comptabilité, rémunération, organisation d’événement… « Notre démarche est de partager l’information pour donner aux associations la possibilité de se construire dans la durée, d’évoluer en connaissance de cause et de s’adapter au nouveau contexte. De ne pas dépendre de nous, en somme », plaide-t-elle.
Ce premier volet de mesures n’est déjà pas aussi simple que ce qui est annoncé, le deuxième objectif, la transparence comptable, est encore plus lourd : contrôle d’honorabilité des administrateurs, l’exigence d’une activité tangible et significative au Luxembourg, déclaration annuelle des comptes (contrôlée par un réviseur d’entreprises agrée pour les plus grandes) ou procédure de dissolution administrative sans liquidation. Ces nouvelles règles ne sont nullement dictées par les besoins des asbl, mais par la pression internationale sur la place financière. Le Gafi (groupe d’action financière) a qualifié d’insuffisante la législation des associations pour lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. « On peut comprendre la nécessité de transparence, il ne faut pas être naïf sur certains agissements, mais de là à instaurer un climat de suspicion général, il y a de quoi décourager les bénévoles et les personnes engagées », regrette la directrice du Clae. « Le législateur a surinvesti cet aspect, sans doute en toute bonne foi. Avec pour résultat d’enquiquiner 95 ou 99 pour cent des associations qui n’ont rien à se reprocher », fustige le professeur David Hiez.
Le même professeur considère que la nouvelle loi « effectue un toilettage bienvenu, mais manque de souffle quant à la question cruciale de l’activité commerciale ». En effet, l’asbl est définie « comme une association qui ne se livre pas à des opérations industrielles ou commerciales, ou qui ne cherche pas à procurer à ses membres un gain matériel ». Il explique que le problème est connu depuis des années, avec une certaine tolérance. « La buvette du club de foot, la location d’une salle ou d’une camionnette, la vente de T-Shirts ou de calendriers sont bien des activités économiques. » La loi belge la plus récente, de 2019 (qui a inspiré la loi luxembourgeoise comme celle de 1928 été inspirée par celle de 1921), permet aux asbl d’exercer une activité commerciale à titre accessoire. Elles doivent dès lors s’acquitter de la TVA sur ces activités. « Notre loi est le fruit d’une conception ancienne et perverse : en limitant le pouvoir de financement propre des asbl, on les marginalise et on les rend dépendantes des fonds publics », ajoute David Hiez. « Bien que les conditions-cadres aient considérablement évolué depuis lors, le monde associatif continue souvent de fonctionner comme un instrument de l’administration publique », note Gilles Genot, conservateur au Lëtzebuerg City Museum.
Le soutien aux associations de la part des communes et de l’État est en effet très fort. Les subventions, qu’elles soient de nature pécuniaire ou en nature (par exemple, la mise à disposition de locaux), demeurent cruciales pour associations. « C’est forcément un levier politique, les pouvoirs publics financent ce qu’ils veulent, ce qui les aide », poursuit le professeur. Le Clae lui emboîte le pas en regrettant des systèmes de subventions de plus en plus complexes, nécessitant des compétences et des ressources administratives. « Le fonctionnement des subventions par projet et non plus avec une enveloppe globale limite clairement l’accès des petites associations. Cela pose la question de la place du citoyen et de la réelle liberté d’association ». La directrice estime que les « grosses » associations, plus visibles et mieux dotées en personnel font de l’ombre aux petites . Elle propose de revoir le modèle de soutien en instaurant par exemple de maisons des associations qui pourraient permettre des économies d’échelle et des synergies. Elle insiste aussi sur le lien que les associations issues de l’immigration gardent avec les pays d’origine. « À travers des projets humanitaires et de coopération, les membres s’acquittent d’une dette envers leur communauté. Or ces projets ne sont pas reconnus car réservés aux ONG professionnelles. »
Ces freins au développement des associations soulèvent une distinction entre liberté d’association et liberté associative. Donner naissance à une structure est certes plus facile, mais encore faut-il la faire vivre, l’accompagner, la déployer, la faire progresser, l’amplifier, la stimuler, la fortifier, la cultiver… Les contraintes administratives et la complexité introduites par la loi sont jugées inutilement lourdes pour les petites associations, et risquent de porter atteinte, aux libertés associatives. « On est en train de tuer la vie associative avec des actions qui visaient à la protéger », conclut Anita Helpiquet.