Depuis le 15 juillet, un groupe WhatsApp appelé « Quartier Gare Sécurité & Propreté », prépare l’organisation d’une manifestation, le 23 septembre prochain, deux semaines avant les élections législatives. Entretemps fort de plus de 700 personnes, il s’est imposé comme un point chaud où la parole des citoyens sur la sécurité sur leur lieu de vie s’épanche dans des milliers de messages qui reflètent les habitus politiques, les intérêts légitimes et les colères accumulées de ses auteurs. Le groupe a été créé et est administré entre autres par Laurence Gillen, enseignante, née et vivant dans le quartier, et Graziela Bordin, une architecte-urbaniste d’origine brésilienne qui vit depuis cinq ans à la Gare. La première est membre du DP et candidate malheureuse aux dernières élections communales. La seconde est, selon ses propres déclarations, politiquement indépendante.
Le groupe est né dans un contexte où la situation dans le quartier de la Gare a empiré depuis le début de 2023. La vente de la drogue dans l’espace public est devenue très offensive. Les groupes de dealers occupent encore plus ostensiblement qu’avant certains carrefours et trottoirs. Ils agissent comme une milice. Constamment interconnectés entre eux, ils disparaissent dès qu’une patrouille de police est repérée par des guetteurs arpentant les entrées du quartier. Les altercations entre bandes se sont multipliées avec l’arrivée de nouveaux réseaux du crime organisé. L’agressivité des dealers vis-à-vis des habitants est à peine retenue quand ces derniers osent en critiquer présence sur le devant de leur porte. Les toxicomanes se font des injections en public, seuls ou par groupes, sur les trottoirs, les serpentines de la Pétrusse, dans des lieux couverts comme l’entrée du centre culturel de la rue de Strasbourg ou du parking rue du Commerce, ainsi que dans les arrière-cours, entrées et caves des immeubles d’habitation. Fixés par leur shoot, ils s’allongent sur place pendant des heures, dans le délire, l’agitation, l’inconscience. Quand ils partent, restent les seringues, des hardes oubliées, les mictions et défécations, puisque les besoins se font juste à côté et également en public.
À cela s’ajoute le racolage des prostitué(e)s en dehors des heures prévues par la commune dans certaines rues, dirigé(e)s par les mêmes qui donnent des instructions aux mendiants organisés qui opèrent dans la ville, et la foule des sans-abris, souvent de grands malades, qui squattent tout espace couvert qui se présente quand il pleut, gèle ou que la canicule assomme. La police, bien que présente sur le terrain, n’est plus perçue comme efficace ou dissuasive, les groupes de vendeurs étant devenus plus nombreux, mieux organisés, plus effrontés, donc maîtres du terrain dans cette guerre d’usure. Tout cela fait que pour les habitants, descendre dans la rue pour aller au travail, prendre l’air, faire les courses ou amener les enfants à l’école est devenu une course aux obstacles, une épreuve, et peut parfois tourner au cauchemar.
Les élections municipales de juin 2023 ont confirmé la coalition entre DP et CSV qui avait mis en avant la question de la sécurité et l’inefficacité de l’action gouvernementale. Les deux partis prônent la création d’une police municipale, comme si la question de la sécurité à la Gare n’était qu’une question d’ordre public. Ils maintiennent en activité les patrouilles d’agents de sécurité privés dont l’utilité est nulle, de l’aveu même de certains de ces agents. Sur le dossier « Gare », le DP gouvernemental est aux abonnés absents. Les Verts et le LSAP qui occupent des ministères pertinents pour le quartier – la justice, la santé, la sécurité publique, l’intérieur, les affaires sociales – continuent de nier l’urgence, minimisent les plaintes des habitants, promeuvent une approche avant tout sociale, esquivant volontiers un sujet qui gêne en amont des législatives d’octobre. Jusqu’à très récemment, ils étaient en cela soutenus par des articles dans la presse de centre-gauche qui avaient l’ironie facile face aux plaintes des habitants.
Les partis politiques s’étaient déjà retirés du quartier il y a une vingtaine d’années quand ils ont supprimé un à un leurs sections locales, se privant ainsi d’une capacité d’écoute régulière, relayée et canalisée. Quand les choses se sont envenimées en 2012, les autorités compétentes, qui auraient préféré mettre le couvercle sur l’expression du mal-être des habitants, ont eu recours à des soupapes de sécurité sous forme de réunions citoyennes. L’exercice, plusieurs fois répété, se révéla frustrant. Rien ne changea vraiment.
L’impression persiste jusqu’à ce jour que le gouvernement n’a pas la volonté politique d’affronter les problèmes. Quant à la police, les agents sur le terrain sont fatigués, frustrés. Ils sont surtout peu ou mal supervisés, comme l’indiquent les récentes incarcérations pour violences et faux, ou encore les interpellations pour détention de stupéfiants. Par ailleurs, selon de multiples témoignages, la police répondrait de manière moins positive aux appels à l’aide des non-Luxembourgeois, ce qui contribue à la mauvaise humeur à son égard de ceux qui représentent plus de 85 pour cent de la population du quartier. La police judiciaire, bien qu’intégrée dans les réseaux européens et internationaux, semble mal équipée pour affronter le crime organisé qui sape le pays bien au-delà cette déréliction locale dans laquelle la Gare est plongée. Et elle semble peu soutenue par un parquet dont elle relève et dont il est difficile de savoir s’il est dépassé par le nombre ou la nature des affaires à traiter ou timoré face à l’ampleur et la complexité de la lutte contre le crime organisé.
La sauce vire à l’aigre
Un tel retrait de l’État et de la politique d’un quartier où certains endroits se transforment de manière récurrente en zones de non-droit où le marché de la drogue se déploie presqu’impunément et sa clientèle sombre dans l’anomie, cela ne peut pas marcher éternellement. Cela peut même tourner très mal. Et c’est ce qui est en train d’arriver. D’autant plus que la population de la Gare a changé.
Dans les nombreux immeubles neufs ou rénovés, ont emménagé des personnes hautement qualifiées, gagnant bien leur vie, capables de payer de gros loyers ou d’acquérir des logements à plus de 9 000 euros le mètre carré. Les nouveaux propriétaires sont parfois pris dans le piège des taux d’intérêts en hausse et de la crise immobilière, donc condamnés à rester dans un quartier qui se dégrade. Mais comme ils sont formés pour évaluer les torts subis à cause de l’inefficacité de l’action publique, ils sont aussi plus enclins à prendre la parole. La plupart étant des non-Luxembourgeois, ils ne votent pas aux législatives, mais ils ont commencé à être plus nombreux à participer aux communales. Néanmoins, ils sont trop souvent assez peu au courant de l’habitus politique luxembourgeois, de la législation, de l’histoire du quartier. Dans les échanges publics non anonymes, ils ne recourent en général pas aux détours d’un langage prudent et policé nécessaire pour que le message passe tant soit peu dans un espace politique luxo-luxembourgeois où la tendance dominante est de ménager l’autre que l’on rencontrera forcément à un autre moment de sa vie. Bref, ils sont là avec leur capital social à eux et sans ces liens et entraves qui sont le fardeau de ceux que d’aucuns dans le groupe appellent, non sans défiance, les « résidents historiques ». L’espace politique du quartier de la Gare étant tout sauf luxo-luxembourgeois, il se situe hors de l’espace privilégié par les partis politiques. Les recettes de Trump, Meloni ou Le Pen se retrouvent donc dans les messages de nombreux intervenants qui se soucient peu de la sinueuse rhétorique sans effets des politiques locaux dite dans une langue qu’ils ne parlent ni ne comprennent.
Les créateurs du groupe WhatsApp n’auraient, de leur propre aveu, « jamais imaginé que cela prendrait une telle ampleur ». Ils ont très vite eu des difficultés à gérer les discours racistes, xénophobes ou haineux de nombreux posts. « Nous n’avons pas de contrôle sur tout ce qui est écrit ici (avis et commentaires). Ainsi tout message qui n’émane pas d’un des quatre modérateurs ne reflète pas l’opinion du groupe et par conséquence, de notre mouvement », écrivent-ils au bout d’un mois. Il ne se passe pas une journée sans que des individus ne se fassent éjecter de la discussion, régulièrement suspendue quand les esprits s’échauffent.
Or, des appels à régler les problèmes sans les autorités avec des douches d’eau froide contre les dormeurs à l’entrée d’un immeuble, à faire le ménage en groupe autour de l’école, carrément à organiser « une expédition punitive » ou de louer les services d’une entreprise privée pour dégager des lieux squattés ou patrouiller dans les rues sont toujours lisibles. Idem pour des passages comme ceux-ci : « Il est souvent impossible aujourd’hui de faire partir ces gens sans violence ; « ce type de démocratie gérée par des couilles molles, c’est une impasse ». La même personne se demande également si on ne pourrait pas « demander pour le ‘grand nettoyage’ l’aide de l’armée ? » La revendication de lieux confinés et surveillés où les toxicomanes seraient regroupés en marge du reste de la société fait toujours recette. D’autres posts prônent la grève de l’impôt ou une manifestation contre l’État. La politique contre la petite criminalité de l’ancien maire de New York, Rudy Giuliani, est souvent citée en exemple. Ceux qui, en connaissance de cause, ou pour des raisons historiques et légales, se montrent critiques, se font rembarrer sans pitié. Le crime organisé, à l’origine de la plupart des phénomènes qui touchent au quotidien des habitants, n’est en revanche pas un sujet.
À droite… toute ?
Malgré les efforts des responsables et de quelques intervenants, qui veulent situer la discussion dans le cadre de la loi, de la tolérance et d’un débat politique policé, le groupe WhatsApp penche à droite. Nombre d’intervenants très actifs et très méfiants, même à l’égard des initiateurs du groupe, penchent encore plus nettement à droite, voire sont hostiles à tous les partis. Laurence Gillen fut ainsi durement interpellée à la mi-août pour son appartenance au DP et dut se justifier que si elle avait été « candidate DP aux dernières élections communales pour m’engager pour la gare, (…) je ne suis pas candidate en octobre » et que le groupe WhatsApp n’était « en aucun cas une initiative du DP ».
Au même moment, la nouvelle échevine Corinne Cahen en charge de l’action sociale, de l’intégration pour personnes à besoins spécifiques, des personnes âgées, du logement et de la politique d’intégration, mais pas du tout de la sécurité qui relève de sa rivale intra-parti, la bourgmestre Lydie Polfer, apparut soudain dans le groupe WhatsApp. L’ex-ministre, qui connaît bien le quartier, où elle a des intérêts autant privés que publics, y avance un nouveau narratif de sa trajectoire, celui du sacrifice par abnégation : « La décision de me porter candidate aux municipales et de quitter mon ministère était beaucoup motivée par les problèmes multiples du quartier de la Gare. » Elle annonce parallèlement dans la presse et dans le groupe le lancement d’une initiative en septembre, concoctée « ensemble avec Anne Kaiffer et Alex de Toffol, eux aussi commerçants à la gare ». Elle ne dit pas « conseillers communaux DP », et elle signe simplement par « Corinne ».
Pendant ce temps, aucun élu de centre-gauche ni du CSV n’a pipé mot dans le groupe. La conseillère communale socialiste, Maxime Miltgen, qui est entrée dans le groupe le 16 août, en a été sortie par Laurence Gillen le lendemain, comme s’il s’agissait de sa chasse gardée.
Tout cela augure mal la discussion entre habitants et acteurs politiques et judiciaires. Le groupe WhatsApp a été un point chaud, un déclencheur, et, par sa parole libre et non canalisée, un révélateur. Pour avancer, c’est un autre type de dialogue qui devra être établi entre une population en grande partie extérieure au microcosme politique luxo-luxembourgeois et les autorités ou acteurs publics qui l’ont, malgré leurs dénégations, stratégiquement délaissée. Une formule de participation civique doit être envisagée qui ne soit pas la énième répétition de ces réunions citoyennes qui n’ont produit que du vent, si l’on veut éviter que des pans entiers de cette nouvelle classe moyenne se radicalisent à droite toute.
Le message, émis par qui de droit, que le règne de l’État de droit et de l’ordre public dans le quartier de la Gare ne se discutent pas, mais seront rétablis par une action publique proportionnée à laquelle les moyens appropriés seront accordés, pourrait réconcilier population et autorités. Sinon, dans un futur proche, il y aura l’incident de trop qui déclenchera une explosion sociétale. L’hypothèse que dans une telle constellation chaotique, une forme d’extrémisme de droite inédit, hors institutions, ait alors pignon sur rue, est plus que plausible au vu de certains discours non censurés que le groupe WhatsApp sur la sécurité à la Gare a révélés. D’un conflit entre l’État et les habitants, seul le crime organisé profiterait.