« DANY CAGE […] Sur le muret de la Paterkierch sont perchés des frères bizarres, et aussi quelques sœurs bizarres. Ils ont surtout beaucoup de cheveux. Vis-à-vis de ce muret, un lieu mystérieux et légendaire. La cage de Dany. Au lycée on chuchote qu’il y aurait des drogues. Une lycéenne va après la soirée de théâtre dans sa robe décorée de paillettes au Dany Cage. Son accoutrement ne correspond pas à l’étiquette. Étonnée, elle observe les gens libres sur la minuscule piste de danse, dans la salle noire illuminée par les projections de flashs lumineux d’inspiration psychédélique. […] La musique fouette et martèle des millions de chevaux dans le sang, puis elle coule et se répand d’une façon sirupeuse comme les illuminations sur la paroi. Des gens vraiment libres se tordent sur la piste, balancent leurs bras et font voltiger leur crinière. »
Publiée dans le magazine Ons Stad en 2010, à quarante ans des évènements, cette « digression littéraire » de la plume de Michèle Thoma [trad. AL]1, évoque parfaitement l’attrait qu’exerça le Dany Cage sur les jeunes d’époque, surtout lorsqu’ils étaient sensibles aux tendances musicales « progressive rock » et « underground ». Dans le Luxemburger Wort du 21 juin 1969, parmi les habituelles petites annonces d’ouverture de cafés traditionnels, « en Humpen kill serve’ert », « Onse Béier ass gudd ! », une nouvelle promesse publicitaire sollicita l’attention des lecteurs : « Nouveauté Dany-Cage. Temple du psychadelic [sic] – Discothèque – Stéréo. ‘Stroposcope’ [sic]. 1c, rue Beaumont ». Ailleurs, dans les lycées de la capitale et du pays, florissaient les « classes pilote », grâce aux nouvelles filières établies par la réforme de mai 1968, qui aspirait à la démocratisation de l’enseignement secondaire, en hissant les lycées au rang d’établissements donnant accès aux études universitaires. Élève de la toute nouvelle section littéraire A2 et visiteur curieux du Dany Cage, je faisais donc partie, ensemble avec d’autres lycéens et lycéennes férus de musiques rock et underground, d’une « classe pilote au ‘temple du psychadelic’ ». Prochainement, un nouveau film documentaire illuminera ce chapitre de l’histoire de la jeunesse au Luxembourg.
La société luxembourgeoise se mua peu à peu dans son intégralité en « classe pilote », face au phénomène d’une consommation croissante de drogues psychédéliques et autres parmi les jeunes aux États-Unis et en Europe. On commença à appréhender le déferlement d’une onde de choc, d’une « Rauschgiftwelle » sur le Grand-Duché. Des deux côtés de l’océan, les médias caractérisaient la nouvelle consommation de stupéfiants comme une « épidémie ». Un article signé Frank Arnau dans le Wort du 31 juillet 1969 affirma : « Rauschgiftkonsum ist eine Seuche und Seuchen erfordern nachdrücklichste Quarantäne ». La notion d’une « épidémie » s’implanta finalement dans le rapport de la commission de la Chambre des députés du printemps 1972 : « Au courant de la dernière décennie, nous avons assisté à une vraie explosion de la toxicomanie, qui a envahi tous les pays, qui se répand comme une vraie épidémie parmi la population et malheureusement surtout parmi la jeunesse. »3
La récente épreuve collective de la pandémie du Covid-19 invite à prendre le rapprochement entre « drogues » et « épidémie » provisoirement au sérieux. La comparaison engendre des parallèles entre la propagation du virus et la montée des stupéfiants dans la presse au Luxembourg à la fin des sixties et au début des seventies, tout en donnant l’occasion de revisiter l’ère du Dany Cage (mars 1969 - août 1971).
Santé publique À l’arrivée de la drogue, tout était nouveau, comme à l’arrivée du Covid-19. Les corps de métier de la santé publique étaient parmi les premiers à s’y préparer. Il fallait assurer la formation des acteurs afin que ceux-ci puissent traiter les usagers de stupéfiants, fût-ce dans les services d’urgence des hôpitaux, dans les cabinets médicaux ou lors des actions de sauvetage sur le terrain. Déjà en novembre 1967, le titre d’un reportage du Wort sur la journée d’études annuelle des religieuses infirmières cita la « dépendance du LSD » en tête de liste des « sujets de haute actualité », à côté de « beurre ou margarine, surdité d’oreille, pastorale pour les travailleurs étrangers, etc. ».4
Le compte-rendu sur l’exposé « Moderne Probleme in der Psychiatrie : LSD-Sucht » du Dr. Jules Molitor se montra étonnamment nuancé. Contrairement au titre, il y fut souligné que le LSD ne créerait aucune dépendance, « weder süchtig noch abhängig macht ». L’énoncé des effets du LSD, en réminiscence du thème cher à l’époque d’un « élargissement de la conscience », passait par l’intensification de la perception et les expériences synesthétiques entre formes, sons et couleurs, jusqu’aux intuitions mystiques sur la vie et la mort : « […] die Phantasie ist überschwemmt von verwirrenden und schimmernden Farben und Bildern, man sieht die Musik, man spürt die Farben, man will aus seiner Haut heraus, man liest Gedanken, man erhält einen tiefen Einblick in das Geheimnis von Leben und Tod. » Il fut toutefois averti que la consommation du LSD pourrait engendrer la criminalité, le suicide, des attaques de panique aigues et la fragmentation de la personnalité, le tout dépendant du profil de l’utilisateur. Pourtant, les expérimentations sous observation avec le « médicament » LSD, véritable rayon X, « psychiatrischer Röntgenstrahl », seraient inoffensives et utiles pour étudier le mécanisme du cerveau et les fonctions de l’âme. Quant au Luxembourg, le compte-rendu se voulut autrement rassurant. « Chez nous », il n’existerait ni problème ni conflit, donc pas de dispositions légales concernant le LSD : « […] weil es keine Konfliktsituationen gibt, weil kein Anonymat möglich ist, weil es noch eine Geborgenheit gibt. ». Grâce au tissu social dense et homogène caractéristique d’une société de petite dimension, le Grand-Duché idéalisé de l’année 1967 semblait être protégé par un cocon immunitaire contre le virus de la drogue.
En octobre 1969, le Wort rapporta une conférence organisée par la Société des Sciences Médicales sur les drogues hallucinogènes, « de la mescaline au LSD ».5 Il fût souligné, que le problème était particulièrement virulent aux États-Unis, mais qu’il commençait à surgir aussi près de nos frontières, « auch an unseren Grenzen ». Le conférencier Dr. med. G. Orzechowski, professeur à l’université de Cologne et directeur du département scientifique de l’entreprise pharmaceutique Madaus, expliqua le rôle et le fonctionnement de différentes drogues de ce type dans différentes cultures et à différents moments de l’histoire. L’attribution du nom de « [p]sychodelics » [sic] à Aldous Huxley aurait intéressé autant le lycéen de la section littéraire que le fréquenteur du Dany Cage. Dans l’ouvrage Doors of Perception de Huxley, l’écrivain anglais avait donné un compte-rendu optimiste de ses expérimentations avec la mescaline sous observation médicale6. Le titre se référait à un vers du poète William Blake et avait servi d’inspiration pour le nom de la formation de rock américaine The Doors. Le portrait de Huxley faisait partie de la panoplie de personnages sur la couverture de l’album Sgt. Peppers Lonely Hearts Club Band des Beatles, qui fut interprété dès sa sortie en 1967 comme allusion au LSD. Au lycée, le roman Brave New World de Huxley figurait au programme de lecture de la nouvelle section littéraire. Au Dany Cage, la chanson « The End » des Doors, évocatrice du drame d’Œdipe, annonçait longtemps les fins de soirée. Mais ce voisinage entre littérature et musique pop n’était pas un sujet de discussion en classe, même en section littéraire.
À l’époque, la presse se préoccupait aussi d’une autre « épidémie horrible ». Le nombre croissant de victimes de la route incita le directeur et éditorialiste du Wort, l’Abbé Heiderscheid, à brosser le tableau apocalyptique d’une « mort en fête » : « Der Tod auf unser[e]n Straßen feiert wahre Orgien. Das währt nun schon jahrelang ».7 Puisqu’aucune réglementation ne limitait la consommation d’alcool des chauffeurs, Heiderscheid désigna l’alcool comme première cause du « Strassenschlachtfeld » : « Mörder Alkohol ».8 Pour la « formation sanitaire des secouristes-ambulanciers de la Croix Rouge », le Wort signala l’ouverture d’un nouveau front en mars 1971, avec l’intervention du Dr. Carlos Harf sur « les Intoxications par les [d]rogues ».9 Une conférence consécutive devait être illustrée par des diapositives provenant des États-Unis. La coopération étroite entre les acteurs grand-ducaux et les autorités américaines se confirmait en juin 1971, avec l’annonce d’un « Colloque sur les Aspects médicaux des Toxicomanies » au Centre Européen du Kirchberg. Cette « conférence internationale allait traiter des problèmes de la drogue, de sa prévention, de son traitement et de la rééducation des intoxiqués. […] ». Parmi les organisateurs figuraient à côté du ministère de la Santé Publique et de la Société des Sciences Médicales, « l’Ambassade des États-Unis et le US Department of Health, Education and Welfare ».10
Jeunesse luxembourgeoise en péril ? Un an plus tôt, l’article « Der Skandal um Schloss Ansemburg » du Tageblatt du 2 mai 1970 avait pourtant reproché à l’Ambassade des États-Unis d’avoir occulté un grave incident lié à la consommation de stupéfiants. Sous l’emprise de LSD, une étudiante du Centre universitaire américain à Ansembourg s’était blessée avec un couteau à l’abdomen. Une ambulance aurait transféré la malheureuse à l’hôpital militaire américain de Bitburg en Allemagne, sur conseil de l’ambassade américaine, « damit die Angelegenheit nicht in Luxemburg Anlass zu Ärgernis gebe ». Mais en matière de stupéfiants, le Grand-Duché était déjà dans le collimateur de la presse locale. Le 20 septembre 1969, la chroniqueuse du Républicain Lorrain Liliane Thorn-Petit11 s’était inquiétée d’un « Danger de drogue au Luxembourg ». Après avoir comparé les titres d’actualité sur les morts de « jeunes soldats et civils tués au Vietnam et des milliers d’enfants mort de faim au Biafra », avec ceux sur les victimes de la drogue en Europe, elle s’émût du rapprochement des incidents graves au Grand-Duché : « L’horreur est entrée dans notre quotidien ». Conclusion : « Les parents ont raison d’être inquiets. Leurs enfants ne sont plus à l’abri ! ». Comme la plupart des observateurs de l’époque, la journaliste estima que la drogue représentait une tentation quasi-universelle pour les jeunes : « À l’exemple de l’Amérique, les jeunes Européens de tous les milieux sont tentés par la drogue […] ». Aussi : « La drogue attire les jeunes dans notre vieille Europe, dans tous les pays capitalistes et socialistes […], tous les âges à partir de douze ans et tous les milieux sociaux ». Ce qui à l’arrivée du Covid-19 valait pour toute la population, valait à l’arrivée de la drogue pour toute la jeunesse : chacun pourrait en devenir une victime.
L’expert interviewé par Thorn-Petit, « l’inspecteur principal des questions pharmaceutiques, M. Léon Robert de la Santé publique », affirma cependant que, « en tout cas, nous ne pouvons parler au Luxembourg d’un problème de stupéfiants ou d’euphorisants, pas encore ! ». En revanche, il mettait en exergue un « autre problème très inquiétant », à savoir « l’abus des médicaments qui prend des proportions effrayantes chez nous ». Le « pharmacien-inspecteur » déclara que « [e]ntre 1949 (où il y avait certainement, du fait de la guerre, plus de gens malades que maintenant) et 1969, la consommation des médicaments a augmenté de 200% par tête d’assuré. Alors que l’assuré dépensait en moyenne 567 francs par an, il dépensait en 1968 1 900 francs, et les prix des médicaments ont en général plutôt baissé. » Contrairement à ce que sembla sous-entendre l’expert, cette hausse spectaculaire suggère que la société luxembourgeoise n’avait aucunement clôturé le douloureux chapitre de la Seconde Guerre mondiale. Les Luxembourgeois semblaient souffrir des séquelles psychologiques des traumatismes d’il y avait à peine 25 ans, le temps d’une génération. Cherchaient-ils à assurer leur bon fonctionnement et à atténuer leurs tourments par une utilisation massive de médicaments tels que « les amines excitantes, les sédatifs à base de barbiturique, les tranquillisants », voire par l’abus d’alcool dénoncé par Heiderscheid ? Sous cet angle de vue, le Luxembourg se trouvait parfaitement aligné sur la communauté internationale de l’après-guerre : ce n’était pas la jeunesse du pays qui était en péril, mais bien la société dans son intégralité.
Exploration « Il y avait de l’encens qui brûlait. Tout méfiant, un jeune homme tordit son nez pour aspirer l’étrange odeur. Ensuite il posa son jus d’orange sur la table et s’en alla. Un quart d’heure plus tard, la police était sur les lieux : à la recherche de haschich. » La scène d’ouverture du reportage sur le Dany Cage dans le magazine hebdomadaire Revue, letzeburger Illustréiert du 14 mars 1970, introduisait le thème dominant : les soupçons de l’époque contre les jeunes étaient injustifiés. Une fumée inconnue ne prouvait pas qu’il y avait de la drogue. En page de couverture, la Revue titrait : « Être heureux sans être ivre. La jeunesse luxembourgeoise après la journée de travail », soit « Rauschlos glücklich. Luxemburgs Jugend nach Feierabend ». Le grand reportage de cinq pages était signé « rk. » pour Rosch Krieps, connu surtout comme journaliste du Lëtzebuerger Land.12 Krieps relatait des entretiens avec des clients et le patron lors d’une visite au Dany Cage. Jochen Herling, le photographe attitré de la Revue, signait responsable pour la couverture et pour dix photos de groupe et de portraits individuels dans le club.
Rosch Krieps avait délivré un texte d’une remarquable ouverture d’esprit, qui faisait preuve d’une approche bienveillante vis-à-vis des jeunes au Dany Cage. Il est probable que la publication dans le magazine Revue, qui, contrairement au Land de l’époque, permettait une riche illustration photographique, était liée à l’intention de Krieps de contrebattre aussi par l’image les rumeurs négatives vis à vis de l’établissement.13 À différence de l’iconographie sensationnaliste dans la presse courante, qui visait à mettre en scène des hippies pittoresques, voire étranges ou bizarres,14 les images de Jochen Herling dépeignaient les clients au Dany Cage en jeunes de tous les jours. Un détail indique cependant qu’il s’agissait d’un exercice pas tout à fait anodin. Le nom et l’adresse du Dany Cage n’apparaissaient nulle part dans le reportage. À moins d’être un habitué de l’établissement, il était impossible de comprendre par le texte ou par les images, où dans la capitale ce lieu pourrait bien se trouver. Tout en misant sur l’actualité du sujet comme moteur de vente, la direction de la Revue semblait avoir voulu éviter l’impression de faire de la publicité pour un local soupçonné d’être un lieu de trafic et de consommation de drogues.15
Rosch Krieps était bien conscient de l’existence du LSD et de ses propriétés hallucinogènes. Sous le pseudonyme de Vic Spunnes, il avait déjà publié en novembre 1966, dans la rubrique satirique du Land appelée d’Ländchen, un récit railleur, qui culminait dans le constat par un psychiatre appelé d’urgence au Parlement, que l’agitation, qui s’était emparée des ministres lors d’un débat sur l’abolition de l’armée, serait reconductible au fait qu’ils auraient absorbé du LSD.16 Le LSD était aussi sujet autrement dans le Land. À la suite de l’interdiction par décret grand-ducal du 7 décembre 1967, de l’importation de la revue américaine Playboy, « entertainment for men », un article du journaliste Pierre Nilles, signé P.N. et intitulé « Fahrenheit 451 », passait au crible l’édition de novembre 1966 du magazine, qui fût la dernière en vente au Grand-Duché. En guise de protestation contre la mesure de censure, l’analyse de contenu détaillée de Pierre Nilles dans le Land de 20 janvier 1967 visait à attester le niveau élevé du Playboy autant pour les images que pour le texte, en insistant particulièrement sur « eine gesunde, moderne Anschauung dem Sexuellen und der Erotik gegenüber ». À cette fin, Nilles récapitulait aussi la liste des partenaires d’interview du Playboy de l’année 1966. Autrement que marginalisé, comme cela serait le cas à peine quelques années plus tard, Timothy Leary y figurait comme garant de qualité : « Ex-Harvard Professor und LSD-Hohepriester ».
Krieps avait parsemé son reportage dans la Revue de petites phrases, qui confirmaient l’importance de la musique et de l’éclairage au Dany Cage. Au début du texte : « Sur les parois scintillent des jeux de lumière bizarres. Une musique underground jouée à très haut volume et d’une façon excitante, des solos de jazz, des chansons de folk. » Au milieu : « La musique a maintenant baissé le son, des reflets de lumière rapides glissent sur nos visages, un jeune couple tout enlacé se presse pour passer à côté de nous, encore étourdis de la danse. » Plus tard : « Quelques ultimes couleurs psychédéliques balayaient les visages. La musique arriva lentement à sa fin. » Mais le reportage prenait aussi soin de dépeindre un univers qui était, à sa propre façon, ordonné et bien rangé. Au début : « On est assis côté à côté sur des bancs bas, ou on est perchés près du bar sur des poubelles renversées, peintes avec précision. Des trophées de chasse ont été disposées méticuleusement au milieu de la paroi drapée. Dans la pénombre, les têtes bougent au rythme de la musique. Quelques jeunes sont plongés dans une conversation, sans se laisser déranger par le vacarme. » À la fin encore, l’auteur semblait vouloir insister sur une sorte de normalité, voire de conformisme : « Les verres furent enlevés des tables, le propriétaire battit des mains, heure de fermeture. Comme dans n’importe quel autre local à cette heure. Dehors, les clients de la salle la plus noire de la capitale se séparèrent. Cheveux longs ou non, chacun rentra chez soi… »
Cependant, tout en glissant, qu’il portait lui-même les cheveux courts, Rosch Krieps plaça le récit d’un entretien avec un client aux cheveux longs au cœur de son reportage : « Une main dégage des cheveux du front. Un visage jeune se penche sur la table proche de moi ». Le scepticisme du contestataire d’antan pourrait aller de pair avec celui d’un activiste climatique d’aujourd’hui : « N’est-ce pas vrai que l’homme a été dévalorisé par l’automatisation, qu’il n’est presque plus humain, mais devenu une machine ? » À Krieps de rétorquer : « Et votre programme consiste à fuir cette dévalorisation ? » Réponse : « Oui. En nous rencontrant ici, en discutant et en apprenant à nous connaître individuellement ». […] Et d’enchaîner : « L’avenir devient de plus en plus difficile pour tous. Nul ne peut se défendre contre l’existant. Voilà pourquoi nous venons ici, nous posons des questions et nous essayons d’y trouver une réponse. Des questions pas uniquement matérielles, mais surtout concernant la vie, l’avenir. » Les propos du jeune au Dany Cage culminent dans le constat d’une véritable déchirure générationnelle. « Nous pensons que les adultes mènent une vie fausse, calculatrice, routinière. Chaque jour se passe tout à fait de la même façon que le précédent. Il ne se connaissent pas, ils ne l’essayent même pas. On nous reproche de nous évader. Mais en fait c’est eux qui sont toujours en fuite devant eux-mêmes. »
Loin de construire l’image d’une clientèle homogène et stable, le regard attentif de Rosch Krieps révélait autant la volatilité que la mixité du public au Dany Cage : « Dans la porte d’entrée de la salle noire, des curieux s’empressent, jettent des regards, se retournent, disparaissent » ; et aussi : « Le local est plein à craquer. Des curieux bien habillés aux cheveux courts et indifférents sont accroupis à côté d’autres aux cheveux longs, dont le regard fixe un horizon lointain. » Le risque de marginalisation d’une frange importante de la jeunesse est également évoqué, par la mention de harcèlements que certains subiraient « quotidiennement » : « Qui porte les cheveux longs, suscite souvent une colère acharnée ». Il y a aussi l’épisode d’un « jeune homme en cravate », « ivre », « qui danse seul sur la piste avec des mouvements larges », qui dit être venu parce que « Il faut jeter un coup d’œil un peu partout », et qui déclare avec un « geste dépréciateur de la main » : « Ils ont tous des sales cheveux longs ».
Revirement L’ouverture d’une seconde discothèque, le Blow-up au Limpertsberg, était une réponse naturelle à la demande évidente d’établissements du genre dans la capitale, devenue manifeste avec le succès singulier du Dany Cage. Une photo de presse dans le Républicain du 3 mai 1970 montra les animateurs du programme anglais de Radio Luxembourg comme protagonistes en première ligne parmi les invités. Leurs émissions nocturnes révolutionnaient la radio pour jeunes, en couvrant l’Angleterre et les pays de l’Europe orientale de musique rock et underground. Plus d’une fois, les DJ du programme anglais de Radio Luxembourg animaient des fêtes de jeunes dans la capitale. Plus d’un fréquentait aussi le Dany Cage. De l’autre côté de la Moselle en revanche, dans une interview à l’hebdomadaire allemand Die Zeit, republiée dans le Land du 15 mai 1970, le chef du programme allemand de Radio Luxembourg rechigna tout lien avec la musique underground, les drogues et les minorités marginales : « Wir umgehen auch Probleme wie LSD und Untergrundmusik. Die Abseitigkeit von Minderheiten interessiert uns nicht. Wir senden Herzlichkeit. » Un an plus tard, Télé-Luxembourg pour son compte, allait diffuser « une émission préventive contre les dangers de la drogue […] une production de Jos. Pauly et Jacques Navadic, avec le concours de Madame le Docteur Cottereau. »17 Les multiples visages du Luxembourg officiel sur la scène médiatique témoignaient à leur façon de l’inexistence d’une prétendue unité nationale, qui aurait formé autour du Grand-Duché un cocon protecteur contre l’avancée de l’« épidémie » de la drogue.
Ce fut à partir de l’été 1970, que les évènements se précipitèrent. Par deux semaines consécutives, Liliane Thorn-Petit sonna l’alarme dans le Républicain, avec ses chroniques « Au fil du jour » du 13 et du 20 juin intitulées « Alerte à la drogue au Luxembourg » et « Alerte à la drogue II » respectivement. Même si elle ne nommait aucun établissement, il est probable qu’elle visait le Dany Cage et le Blow-up, qui étaient les deux discothèques les plus en vogue chez les jeunes de la capitale : « Les gens avertis savent depuis des mois qu’il y a au moins deux points de vente de la drogue à Luxembourg, et que bon nombre de jeunes, lycéens, fils de bonne famille souvent, en tâtent, par goût de la mode, pour se sentir affranchis, pour avoir l’expérience, ou pour jeter un défi à la société de leurs pères et mères […] ». En mentionnant les « fils de bonne famille », la chroniqueuse mit à découvert un nerf : la consommation de stupéfiants chez les jeunes touchait le cœur de la société, et ne se limitait aucunement à des minorités marginales.
Le 21 août, le Land publia un article d’une page signé « Kr. » pour Rosch Krieps : « La nouvelle épidémie de l’Europe : l’entrée du hasch et du LSD », soit « Europas neue Seuche. Haschich und LSD halten Einzug ». Après récapitulation des évènements depuis l’incident d’Ansembourg jusqu’à la toute récente arrestation à Diekirch d’un touriste néerlandais qui vendait du haschisch, Krieps admettait que la drogue était bien arrivée au Luxembourg et que cela avait été une erreur de croire que le Grand-Duché en serait épargné.
Dany Cage. Histoire d’une émancipation est un film documentaire d’environ une heure, qui comprend une série d’entretiens, des recherches d’archives et des moments de fiction. Ce film retrace la naissance, la vie et la mort d’un club rock-psychédélique au cœur de la ville de Luxembourg de la fin des années 60. Le Dany Cage a existé à peine deux ans et demi, mais il a marqué les esprits de ses contemporains ; il accélère l’affranchissement d’une jeunesse qui aspire à plus de liberté. Ce film-témoignage montre à quel point la musique a pu être déterminante dans ce processus d’émancipation. (Écrit et réalisé par François Baldassare ; produit par Tessy Fritz ; Canopée Produktion, 2023. Sortie prochainement.)