Philippe Sollers, le plus Parisien des écrivains français, était l’invité, l’autre soir, de l’Institut Pierre Werner, où il « dialoguait » avec votre serviteur ainsi qu’avec Michèle Vallenthini, la plus libertine des dixhuitièmistes luxembourgeois (n’a-t-elle pas pris la défense, dans ce même journal, des ébats et éclats de DSK ?) .
Sollers présenta son dernier roman Medium ainsi que le film qu’il en a fait tirer par quelques zélateurs. Mais ce « roman » faut-il le lire comme un drame ou un poème ? Dans un essai consacré à Sollers, Roland Barthes a écrit que le drame se construit de l’intérieur, qu’il comporte sa propre trame, alors que le poème se fait de l’extérieur. Barthes prend soin d’ajouter que le drame est un sevrage continu, et, justement, dans Medium Sollers n’arrête pas de parler de sa dose, donc de sa drogue, qui n’est rien d’autre qu’un… médium. Et comme la drogue peut conduire à la folie, Medium se veut aussi un manuel de contre-folie. Seulement, Sollers est contre la folie comme Sacha Guitry est contre les femmes. Tout contre ! Car il aime la folie, à la folie même serais-je tenté de dire, il est fasciné par elle, il la célèbre, et ce livre, plus qu’un contre-manuel, est en fait un éloge de la folie, dans la lignée d’un Erasme, voire d’un Paul Lafargue. Mais le psychiatre que je suis se doit de dire que l’auteur se trompe simplement de mot : ce qu’il croit appeler folie est en fait la banalité, pour ne pas dire l’analité du quotidien, du mal quotidien et pourquoi pas, pour le dire avec un jeu de mots certes facile, du mâle quotidien. En paraphrasant Hanna Arendt, et n’en déplaise à l’ami Ian, on pourrait même dire que Sollers traite de l’analité du mâle. Car notre auteur se fait un malin plaisir de brosser le portrait de ces mâles anaux, ces journalistes, ces universitaires, ces philosophes à la Heidegger (celui-là même qui a introduit le nazisme en philosophie, dixit Emmanuel Levinas), mais aussi de certaines femmes, psychanalystes par exemple, ou du moins de leurs caricatures. Et, fort logiquement, le chapitre « Manuel de contre-folie » se lit comme un remake des Caractères de La Bruyère, voire du Narrenschiff de Sébastien Brandt. Pour cette folie-là, les anciens avaient un nom : imbécillité ou idiotie. Et ils réservaient le noble mot de folie à ce que Sollers appelle contre-folie. Et c’est ainsi qu’il tire le mot folie vers son contraire, exactement comme Freud l’a fait avec « unheimlich », avec l’inquiétante étrangeté comme on dit (mal) en français.
Pour cela, le « professore » fait appel à des mediums : lui-même, bien sûr, sa « dose », ensuite, qui pourrait bien être l’écriture et, last but not least, les femmes : Ada, Loretta. Elles font perdre à notre Parisien de Venise son centre de gravité, elles le décentrent, elles le déplacent (et d’ailleurs, tout au long du récit, Sollers n’arrête pas de se déplacer, de Paris à Venise et vice-versa, du restaurant vers son appartement, etc.). En allemand, déplacé veut dire « verrückt », c’est-à-dire fou. Et l’auteur est fou, apparemment, mais dans le sens positif et créatif du terme : il est fou de cette folie qui n’est jamais que l’autre face de la médaille de la mélancolie. Cela s’appelle encore, non pas la folie du roi, mais le fou du roi ! Fou du roi, Sollers s’efforce de l’être, comme tous les artistes d’ailleurs. Et, fort logiquement, si j’ose écrire, il a une écriture folle, maniaque, qui se laisse emporter par l’homophonie du signifiant bien plus que par la logique du signifié. C’est ainsi que Venise l’amène à Venus et pourquoi pas à victoire. Veni, vidi, vici : comme César, Sollers est venu à Venise et il a vu. Mais a-t-il aussi vaincu ou s’est-il laissé vaincre ou tout au moins convaincre par les femmes ?
Chez Sollers, on l’aura compris, l’acte même d’écrire tient de la sexualité. Il s’obstine à refuser le clavier de l’ordinateur et à faire jaillir l’encre de son stylo. Il n’arrête pas, dans ses écritures, de faire la cour (et pourquoi pas la corrida, encore une de ses obsessions) aux femmes : Ada, Loretta, Lydia, aujourd’hui ; Cyd, Flora, Ysia, Louise, hier ; j’en oublie et sûrement des meilleures. Toutes ces femmes, dans Medium et dans toute son œuvre, se mélangent et se superposent comme un palimpseste. Ainsi le « professore » dit « Come va » à Sabrina, sa femme de ménage à Paris, faisant coïncider les femmes (de ménage) du monde entier. Mais à trop embras(s)er toutes les femmes, peut-il bien ét(r)eindre une femme ? Le libertin, paradoxe, est un amant platonique, dans la mesure où il cherche, comme le philosophe antique, l’idée de femme, l’idéal féminin. Mais là où le petit-bourgeois d’aujourd’hui pense que cet idéal féminin est un oxymore, le libertin du XVIIIe siècle sait que l’idéal féminin est un pléonasme. Alors, malgré les faiblesses de ce dernier opuscule, Yvan s’obstine à vouloir croire que toute l’œuvre de Sollers est un acte de résistance hédoniste à la pudibonderie de notre époque. CQFD.