« Les règles de l’UE protègent les droits des travailleurs à obtenir justice. Les pays de l’UE doivent intensifier leurs efforts pour protéger les migrants en situation irrégulière contre l’exploitation par le travail, indemniser les victimes et garantir que les employeurs paient tous les salaires dus, surtout maintenant pendant la pandémie. » Cette recommandation est signée Michael O’Flaherty, directeur de l’Agence européenne des droits fondamentaux (Fra) dans son dernier rapport. Elle vise directement une affaire révélée, jeudi dernier, au Grand-Duché, celle d’Éléonore (prénom d’emprunt). Sans-papiers, cette jeune afro-brésilienne a décidé de déposer plainte contre son employeur, qu’elle accuse de lui avoir fait subir de nombreux d’abus. De l’exploitation à la violence verbale et physique, en passant par le harcèlement et des attouchements sexuels. Éléonore ne s’est pas rendue seule au commissariat. Elle était accompagnée de Jessica Lopes, assistante sociale au Guichet Info-Migrants de l’Asti.
Sortir de l’ombre « Eléonore est venue plusieurs fois chez nous chercher des bons alimentaires », nous explique Jessica Lopes. Pour rappel, depuis avril 2020, l’Asti a mis en place un programme d’aide alimentaire pour les personnes en situation de séjour irrégulier. Car depuis la crise sanitaire, la plupart des sans-papiers ont perdu leur travail précaire dans l’Horeca. D’un jour à l’autre, ils se sont retrouvés sans revenus. L’Asti a été l’un des rares lieux où ces personnes ont trouvé un minimum de solidarité tout en étant exclues de l’aide sociale.
« Un jour, je m’aperçois qu’elle a l’air triste. Je lui demande comment elle va ? », enchaîne l’assistante sociale de l’Asti. « Là, Éléonore me dévoile qu’elle travaille dans un café, situé à Rumelange, où elle est très mal rémunérée. Et cela faisait plus d’un mois qu’elle n’avait pas été payée. Elle me décrit qu’elle est exploitée (non-respect des règles du code du travail, temps de repos hebdomadaires inexistants, etc.) Son employeur prolongeait ses abus de pouvoir en lui faisant des remarques déplacées, en se livrant à du harcèlement et des attouchements sexuels. Devant son refus d’être maltraitée, l’employeur lui a répondu : ‘Les Brésiliennes, c’est quand même toutes des prostituées.’ » Aussi effroyable soit-il, le récit d’Éléonore n’a pas surpris Jessica Lopes. « Je n’ai pas été étonnée parce que, à l’Asti, nous voyons que ce genre d’abus concernant les personnes en séjour irrégulier, c’est, hélas, la norme… », regrette l’assistante sociale. « Vous savez, Il y a deux types d’employeurs qui engagent des sans-papiers. Celui qui veut vraiment aider la personne et cherchera même à la faire régulariser. C’est une petite minorité. Et puis, la grande majorité, ces employeurs qui cherchent de la main d’œuvre pas cher et qui - du fait de son statut irrégulier - ne se plaindra jamais. »
Pour la question des salaires retenus par son employeur, Jessica conseille à Éléonore de s’adresser à un syndicat. Pour les violences et le harcèlement sexuel, elle lui propose de prendre le risque de déposer une plainte à la police. « Et là, elle m’a surpris », se souvient l’employée de l’Asti, habituée, dans son travail, au fait que les migrants choisissent d’éviter tout contact avec la police. « Éléonore s’est montrée très courageuse et m’a dit : ‘Oui, je veux aller à la police ! Je veux qu’il cesse de croire qu’il peut faire tout ce qu’il veut avec moi. »
Au commissariat de l’absurdie Le jeudi 17 juin, les deux femmes se rendent à Bonnevoie, au grand commissariat. « Sur place, on nous demande ce qu’on fait là, ici en ville, puisque l’affaire se déroule à Rumelange », soupire Jessica. « Je leur dis que c’est leurs collègues des douanes qui nous ont dit de venir chez eux. Bref, ça commence déjà mal. » Après une demi-heure d’attente, une policière afro-descendante viens les chercher pour les interroger. « À ce moment-là, Je vois qu’Éléonore, afro-brésilienne, reprend confiance », souligne Jessica. « On était toutes les deux contentes en se disant qu’avec une policière noire, ça devrait bien se passer. On imaginait qu’il y aurait une plus grande empathie. » Double erreur d’interprétation. Tout d’abord les policiers se mettent en recherche d’un traducteur portugais. Eléonore parle uniquement cette langue. « Je leur ai dit que je pouvais traduire car je parle aussi le portugais. Mais ils ont refusé en jugeant que j’étais ‘trop impliquée’ », ajoute l’assistante sociale. « Finalement, après une heure, faute de trouver un traducteur, ils m’ont demandé de traduire le témoignage d’Éléonore... La situation s’enfonçait dans l’absurde. »
Très vite, les questions de la policière ne portent pas sur l’objet de la plainte mais sur la situation d’Éléonore. Pourquoi n’a-t-elle pas de visa dans son passeport ? Elle n’a pas de titre de séjour ? Quand est-elle arrivée au Luxembourg ? Où vit-elle et comment paye-t-elle son loyer ? « En fait, nous étions questionnées sur autre chose que la plainte pour exploitation, harcèlement et violences. Et la policière ne cessait de répéter : « Ah mais elle est illégale ! », poursuit l’assistance sociale. « On n’a même pas eu fini de déposer plainte qu’ils lui ont retiré son passeport. Tout cela a duré cinq heures, de 10 à 15 heures, sans sortir ni manger... Et personne n’a demandé à Éléonore si elle bénéficiait d’un soutien psychologique, si elle avait de quoi manger puisqu’elle était sans revenus. Non, rien ! Il y a eu un manque total d’humanité dans ce commissariat ! », fulmine Jessica. Au bout du compte, les deux femmes sont libérées. Avec une confiscation de passeport, une convocation à la Direction de l’immigration (pour le 1er juillet) et la plainte déposée. « On nous a dit que l’employeur du café sera convoqué pour entendre sa version des faits », précise Jessica. Avant d’ajouter : « Depuis, Éléonore ignore les suites de l’enquête et le café en question semble toujours fonctionner normalement… »
Mobilisation associative Choquées, l’Asti, le CID Fraen an Gender, Finkapé – Réseau afro-descendant Luxembourg, le CLAE et Time for Equality ont rendu l’affaire publique via un communiqué. Celui-ci fait mouche auprès de plusieurs médias qui s’emparent de l’affaire tant celle-ci semble scandaleuse. Mais pour les cinq associations, c’est une borne inquiétante qui a été franchie : « Il est inacceptable de décourager des victimes d’exploitation et d’agression de porter plainte à la Police surtout si elles sont sans titre de séjour. Cet évènement illustre pourtant bien cela, les conséquences d’une plainte à la Police étant plus grandes pour la victime que pour l’employeur. Cette logique favorise la violence, l’exploitation et le trafic d’êtres humains. » Quel message est envoyé à toutes les autres femmes sans-papiers exploitées et qui ne peuvent dénoncer des situations parfois sordides ? Éléonore demeure l’arbre qui cache la forêt ; la plupart des victimes n’ose pas témoigner et encore moins déposer plainte.
Déterminées, les cinq associations enchaînent les interpellations ministérielles : « Nous avons interpellé le Ministre de l’Immigration et de l’Asile Jean Asselborn afin de suspendre l’ordre d’éloignement de la victime. Nous sommes aussi intervenus auprès de la Ministre de l’Égalité Taina Bofferding et du Ministre de la Sécurité Intérieur Henri Kox. » Objectifs ? Obtenir la mise en place d’une procédure permettant aux victimes en situation de séjour irrégulier d’être protégées et s’assurer que les plaintes contre des employeurs sans scrupules soient réellement instruites. Leur message passera très vite. Ou du moins semble avoir pris une première dimension concrète favorable…
Annonce ministérielle positive En réponse à une question parlementaire urgente du député Paul Galles, Jean Asselborn annonce, le 29 juin, sa décision de « suspendre l’éloignement de l’intéressée ». Éléonore obtient un répit et voit sa démarche quelque peu récompensée. Néanmoins, le ministre de l’Immigration affirme n’avoir eu connaissance de la plainte de l’afro-brésilienne que « le 28 juin ». Soit deux jours ouvrables après la diffusion du communiqué de presse des cinq associations. Anyway. Pour la porte-parole de Finkapé, Antonia Ganeto, la suspension obtenue est une « victoire collective ». « Je me félicite de toute la mobilisation parlementaire et médiatique qui a poussé les Autorités à se pencher sur ce cas et à trouver un début de solution », sourit l’activiste. « C’est une grande victoire collective à partir du combat d’une personne courageuse et grâce à qui d’autres sans-papiers, plongées dans des situations inextricables, sauront qu’à l’avenir, elles et ils pourront interpeller la justice et porter plainte. Et cela, ce n’est pas rien ! ».
Pour l’assistante sociale, Jessica Lopes, l’annonce de Jean Asselborn reste « très floue ». « C’est facile d’essayer de s’en sortir comme ça. Or, il faut rentrer dans le fond des choses. Cela signifie-t-il, oui ou non, que lorsqu’il y a un dépôt de plainte, il n’y a pas éloignement ? Et jusqu’à quand cet éloignement est-il suspendu ? », s’interroge la jeune femme. Pour l’employée de l’Asti, le fond des choses passe nécessairement par « une circulaire ou un arrêté qui stipule que les personnes qui déposent plainte à la police, pour des faits de violences et exploitation, bénéficient d’une protection. Et que la Direction de l’immigration ne sera pas informée. Cela existe déjà pour l’obligation scolaire des enfants sans-papiers. Les directions des écoles sont obligées de les inscrire et n’en informent jamais la Direction de l’immigration. »
Un combat s’achève, un autre reprend... Et Éléonore dans tout cela ? D’après Jessica, la jeune afro-brésilienne « est toujours un peu sous le choc de ce qui s’est passé, mais elle ne regrette pas du tout d’avoir déposé plainte. Selon elle, c’est l’occasion d’éclaircir enfin les choses et de passer un message, d’encourager les victimes comme elles à déposer plainte. J’ai rarement vu une femme sans-papiers si courageuse et déterminée. »