Histoires à préserver

d'Lëtzebuerger Land vom 08.11.2024

En 1891, un an après l’accession au trône d’Adolphe de Nassau, des travaux débutent au Palais Grand-Ducal, dont le nouveau monarque a fait sa résidence principale. Au milieu de la poussière, les architectes consultent les plans, réalisés sur un papier très fin. 130 plus tard, ces plans arrivent entre les mains de Danielle Köller-Willems, jaunis par le temps et la saleté, marqués par les déchirures. « J’aime beaucoup m’imaginer les personnes qui les ont utilisés à l’époque, les lieux, l’atmosphère... », confie-t-elle. Après avoir travaillé avec son père dans son atelier de reliure, elle apprend la restauration d’ouvrages anciens à l’Atelier d’arts appliqués du Vésinet à côté de Paris et s’installe à son compte en 2003, à Noertzange. Aujourd’hui, son atelier se situe dans les anciennes archives du Luxemburger Wort, à Gasperich. Son père Edy travaille toujours à ses côtés. « Et j’ai encore tous mes doigts ! Quand j’ai débuté, les massicots étaient moins sécurisés qu’aujourd’hui », rigole le paternel.

Danielle voit passer des trésors entre ses mains : une Bible allemande de 1909 dont le dos est cassé et les cahiers à recoudre au fil de lin, un grand atlas de la même période, une intégrale en quatre volumes de l’œuvre de Friedrich Schiller... Selon les besoins de chaque livre, il s’agira de réaliser un nouveau dos et en reproduire les dorures, coller de fines bandes de cuir sur les tranches en piochant dans l’imposante étagère remplie de rouleaux de couleurs diverses ; le tout à la main. « Il faut être au plus près de l’état originel, sans rien modifier, explique l’artisane. On peut éventuellement décoller l’illustration de couverture originelle, au scalpel, pour la recoller sur une nouvelle couverture. C’est très minutieux ». Ses clients sont des collectionneurs privés, des institutions nationales ou des collectivités locales qui lui confient leurs documents anciens pour les préserver et leur redonner un nouvel éclat, comme cet imposant registre communal des années 1750, qui aura droit à un nettoyage et une restauration complète. Avec les années, les techniques et les outils n’ont que peu évolué.

La restauration ne représente qu’un quart de l’activité de l’atelier. Entre les tables de travail, les pots de colle et les pinceaux, le massicot et les presses à percussion, quelques employés sont à l’ouvrage pour réaliser des reliures. Avocats et notaires apprécient les volumes reliés de leurs documents et revues, tout comme les collectionneurs de bande-dessinées ou des étudiants qui espèrent gagner quelques points avec un mémoire joliment relié. « On dit qu’on ne juge pas un livre à sa couverture, mais ça peut aider quand même », sourit Danielle, Elle nous montre fièrement un mémoire d’architecte pour lequel elle a réalisé un coffret imitant l’aspect du béton, qui s’ouvre en deux comme traversé par une fissure. « Ce n’est pas un atlas ancien, mais on s’amuse quand même ! ». Ses souvenirs les plus marquants : des albums photo ou des livres de cuisine familiaux ayant une forte valeur sentimentale pour leurs propriétaires. « Une restauration ou une reliure peut être à la portée de toutes les bourses, cela dépend des demandes et du degré de travail à effectuer », précise-t-elle.

Avec la numérisation, les affaires sont moins bonnes que par le passé, les contrats longs et réguliers n’existent plus. En termes de formation, les rares apprentis ont du mal à trouver un atelier pour réaliser leur alternance. Danielle, qui enseigne au Lycée des Arts et Métiers, accueille actuellement deux de ses élèves en apprentissage. « En deuxième année, je suis sa seule élève » révèle Alicia. Pinceau à colle à la main, Nicolas aime le côté un peu mystérieux et fascinant du métier. « Les gens ne le connaissent pas bien mais ils trouvent ça génial, glisse le jeune homme. Ce que j’aime, c’est que chaque livre est différent, le travail n’est jamais exactement le même ». Le contact avec le papier, l’amour de l’objet-livre, c’est aussi ce qui anime Danielle Köller-Willems, qui est convaincue que son activité a encore de beaux jours devant elle. « Certains préféreront toujours le papier. Même pour des livres très anciens, leur qualité peut permettre de les conserver longtemps, je travaille pour que l’on puisse continuer à les lire, à les manipuler, explique-t-elle. Aujourd’hui, les artisans sont peu nombreux ; pour moi, c’est un devoir de continuer ».

Benjamin Bottemer
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