« Hamed Jaarour, habitant de Gaza. Parti le 14 octobre 2023, il a trouvé refuge à Al-Mawasi à Khan Younès, après deux déplacements successifs. Sa maison a été détruite le 11 octobre. Dix corps ont été trouvés sous les décombres. » Les deux clés sont attachées à une figurine Hello Kitty, quelques perles portant le nom du propriétaire et un porte-clé ayant la forme de Gaza. Plus loin, une seule clé : « Sami Youssef, habitant de Al-Zahra au sud de la ville de Gaza. Réfugié le 19 octobre 2023 à Al-Mawasi à Khan Younès. Sa maison a été détruite le 20 avril 2024. » L’installation Au cas où #2 de Taysir Batniji est composée de 200 photos de trousseaux de clés, alignées en rangées et toutes annotées au crayon à même le mur avec les descriptions des vies de propriétaires de ces clés – chacune se termine avec la destruction de l’immeuble, voire la mort de leurs anciens occupants. Avec beaucoup de délicatesse et de respect, Batniji dit la destruction et la mort qui déchirent son pays d’origine depuis le 7 octobre 2023 – 42 712 morts palestiniens et 1 200 israéliens au 24 octobre 2024 selon la plateforme Statista.
Le travail de Taysir Batniji est exposé en majesté au deuxième étage du Mac (musée d’art contemporain), l’un des neuf lieux d’exposition de cette 17e édition de la Biennale d’art contemporain de Lyon, qui a ouvert ses portes fin septembre et dure encore jusqu’en janvier. Né en 1966 à Gaza, Batniji a été naturalisé français en 2020. Il a documenté son parcours pour acquérir une identité après avoir découvert, lors d’un voyage en 1993, la mention « indéterminé » sous la rubrique nationalité dans son passeport et en a fait une œuvre, ID Project (1993-2020), qui retrace les affres de l’administration des deux pays. En face, Disruptions (2015-2017) reproduit des captures d’écran de messages Whatsapp, pixellisées et à peine reconnaissables que Batniji reçoit de ses proches. Dans la salle adjacente, il a dessiné le plan des rues de Gaza par terre, une géographie désormais disparue. L’artiste franco-palestinien fait entrer l’insupportable violence de l’actualité politique du Proche-Orient dans une biennale consacrée au vivre-ensemble, mais il le fait sans ostentation, sans montrer de bains de sang ou de corps déchiquetés. Il est une des voix majeures de cette biennale1.
Fondée en 1991, dans la foulée de la décentralisation culturelle voulue par les socialistes sous Mitterrand, la Biennale de Lyon est la plus grande manifestation de ce genre en France et une des plus importantes en Europe. Changeant de commissaire, de thème et de lieux d’exposition – après la Halle Tony Garnier ou la Sucrière, elle fait désormais découvrir les Grande Locos et la Cité internationale de la gastronomie –, elle a cette fois pour sous-titre Les voix des fleuves / Crossing the water et pour commissaire Alexia Fabre, conceptrice et première directrice du Mac/Val et actuellement directrice des Beaux-Arts de Paris. Fabre affirme vouloir faire dialoguer les artistes français avec ceux venus d’horizons différents, dont beaucoup vivent en France. Il y en a 78 en tout, beaucoup de très jeunes, mais aussi de grandes figures tutélaires de ce que Fabre entend par la rencontre de l’Autre : Annette Messager, Christian Boltanski, Chantal Akerman, Michel de Broin, Jeremy Deller ou Sylvie Fanchon. Une cinquantaine d’œuvres ont été spécialement commandées pour l’occasion, ce qui nous donne un aperçu de la toute jeune création. Qui, il faut l’avouer, est parfois insipide, parfois un peu bricolée et souvent trop ésotérique pour embrasser l’enjeu d’une telle exposition grand public.
On retiendra donc ici quelques coups de cœur, ayant réussi à occuper les lieux tout en respectant un tant soit peu le thème de la rencontre et du respect de l’altérité. L’Autrichien Hans Schabus par exemple, et son gigantesque tunnel en bois intitulé Monument for people on the move (2024), qui fait la taille d’une carlingue d’Airbus A321 et occupe presque toute la largeur de deux halls des Grandes Locos : On y entre d’un côté et on descend à un endroit complètement différent, avec toujours une lumière au bout – certains décrivent ce passage comme ce qu’ils imaginent être une near death experience.
Ces halles des Grandes Locos furent durant 170 ans des ateliers de construction et de réparations de locomotives, un peu comme nos Rotondes – mais sur vingt hectares. Des 50 000 mètres carrés de bâtiments laissés en friche, 20 000 servent de surfaces d’exposition, sans avoir été restaurés ou altérés. C’est grandiose, mais seules y fonctionnent les œuvres qui soit dialoguent avec ces espaces, leur grandiloquence ou leur histoire, soit y posent aussi un grand geste. Comme le fait Oliver Beer, compositeur et artiste pluridisciplinaire britannique, dont l’installation vidéo multi-écrans Resonance Project : The Cave convie des mélodies populaires interprétées par un octuor diffracté composé de stars comme Woodkid ou Rufus Wainwright, qui chantent chacun dans un coin de la grotte ornée de Font-de-Gaume en Dordogne, devant des peintures vieilles de 14 000 ans. Au fil des trente minutes que dure la projection, ces chants s’entremêlent pour en arriver au final à une mélodie envoûtante au diapason qu’on peine à quitter. Pourtant, à l’entrée de la grande halle, le britannique Nathan Coley avait promis : There Will Be No Miracles Here. Ses sculptures lumineuses directes et intrigantes ponctuent la biennale et questionnent notre utilisation de l’espace public, construit comme imaginaire. Son compatriote Jeremy Deller clôt le parcours dans les Grandes Locos, avec ses bannières en tissu aux messages militants.
Avec un budget global de quelque huit millions d’euros, cette 17e édition de la Biennale de Lyon s’adresse à un public de passage, venu pour l’occasion – et qui sera amené à faire un véritable parcours du combattant s’il veut explorer les neuf lieux d’exposition – et qui en profitera aussi pour visiter Lyon, ses bouchons, ses fleuves (le Rhône et la Saône qui y confluent), ses traboules, sa presqu’île et son quartier animé de la Croix Rousse. Mais elle s’adresse aussi au public local, familial et jeune – plus de la moitié des 280 000 visiteurs de la dernière édition, en 2022, avaient moins de 26 ans ! De nombreuses performances et « activations » d’œuvres par les artistes doivent participer à rendre l’événement attractif tout au long des plus de quatre mois de sa durée. Le public rencontré lors des vacances de la Toussaint, familial et populaire, semble donner raison à cette approche.