Le 30 septembre 1940, le Gauleiter nazi et Chef der Zivilverwaltung für Luxemburg, Gustav
Simon, signait une ordonnance prévoyant l’entrée en vigueur au Luxembourg de 21 lois fiscales allemandes, dont la plus importante fut la Reichsabgabenordnung (AO) du 22 mai 1931. La publication se fit par simple renvoi au Reichsgesetzblatt1. Deux autres ordonnances du même type suivirent la même année2. Cette manière de procéder par à-coups, plutôt que par l’introduction immédiate de l’ensemble du droit allemand (comme dans les cantons de l’Est belges), dénotait le choix allemand d’une annexion de fait, plutôt que de droit, du Luxembourg.
Dénonçant ces mesures comme des « violations manifestes des conventions internationales réglant l’exercice du pouvoir de fait et les devoirs de l’occupant », le gouvernement luxembourgeois en exil en proclama le 22 avril 1941 la « nullité radicale » et arrêta qu’elles « [seraient] tenues pour abrogées de plein droit au fur et à mesure de la libération du territoire »3. Passablement contradictoire (car quel besoin d’abroger une mesure « radicalement nulle » ?), cette formulation avait été reprise telle quelle d’un arrêté-loi belge4. Le 13 juillet 1944, l’exécutif luxembourgeois radicalisa son propos, évoquant des mesures « nulles et de nul effet »5. Or, le 26 octobre, après son retour d’exil, confronté à des besoins financiers importants, il décida que les parties essentielles de la législation fiscale allemande seraient maintenues « jusqu’à disposition ultérieure »6. Faute de volonté politique, celle-ci n’intervint jamais. Le comité du contentieux du Conseil d’État7, puis la Cour administrative8 validèrent cet état de choses. Aujourd’hui, l’AO constitue l’épine dorsale du droit fiscal luxembourgeois. Et pourtant, elle reste controversée9. On a même pu insinuer qu’ayant été introduite illégalement, elle n’aurait pu faire l’objet d’une reprise par les autorités luxembourgeoises10. Que faut-il en penser ? Du point de vue du droit international, les choses paraissent assez claires. Il ne fait aucun doute que l’introduction de l’AO par l’occupant allemand était doublement illicite, et même frappée de nullité.
Tout d’abord, elle découlait d’une invasion contraire au droit du recours à la guerre (jus ad bellum). Le 10 mai 1940, l’Allemagne avait violé les engagements internationaux qui garantissaient l’existence du Luxembourg en tant qu’État neutre et indépendant, et notamment les deux traités de Londres de 1839 et de 1867. Il est vrai que neutralité luxembourgeoise avait pu soulever certaines interrogations pendant l’entre-deux-guerres. Le principe n’en demeurait pas moins acquis, et sa violation par l’Allemagne ne faisait aucun doute11. La menace d’un « anéantissement total » (völlige Vernichtung) de l’État luxembourgeois en cas de résistance à l’occupant, notifiée au secrétaire-général du gouvernement Albert Wehrer le 10 mai 194012, fut tout aussi contraire aux engagements souscrits par l’Allemagne. Enfin, l’invasion du Luxembourg contrevenait au Pacte Briand-Kellogg de 1931, qui avait interdit toute guerre d’agression – un terme que n’hésita d’ailleurs pas à utiliser le chargé d’affaires luxembourgeois à Paris, Antoine Funck, dès le 11 mai 194013. Or, depuis l’invasion de la Chine par le Japon en 1931, les États-Unis avaient estimé que les États avaient l’obligation de ne pas reconnaître les situations découlant de guerres d’agression. La Société des Nations avait aussitôt fait sienne cette « doctrine Stimson ». La qualification dès 1941 par le gouvernement luxembourgeois en exil des mesures législatives allemandes comme frappées de « nullité radicale » peut être comprise comme confortant celle-ci.
Ensuite, ainsi que l’avait expressément relevé le gouvernement luxembourgeois, l’introduction de l’AO constituait en elle-même une violation du droit de la guerre (jus in bello). Encadrant la manière dont une guerre déjà en cours doit être menée, celui-ci inclut le droit de l’occupation. Au titre de ce dernier, un État qui – légalement ou illégalement – envahit le territoire d’un autre ne doit pas être considéré comme y exerçant sa souveraineté, mais seulement une autorité de fait. Heurtant les principes de la souveraineté nationale et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, cette autorité est nécessairement provisoire. Elle est aussi limitée dans son étendue : comme le souligne l’article 46 des Règlements de La Haye de 1899 et de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, l’occupant doit « [respecter] sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays ». L’introduction de l’AO faisait fi de ce principe. Réalisée dans l’objectif avoué d’une « réintégration » du Luxembourg au « Volkstum » allemand14, elle devait être vue comme participant d’une annexion de fait. Dépassant les pouvoirs limités de l’occupant, cette mesure pouvait à juste titre être considérée comme nulle.
En revanche, cette double nullité n’interdisait aucunement aux autorités luxembourgeoises de reprendre l’AO à leur compte. En attendant l’inventorisation par les Archives nationales des procès-verbaux du Conseil de gouvernement pour la période 1944-1955, les circonstances exactes de cette décision restent entourées de mystère. Il paraît cependant probable que le gouvernement n’aurait pu assumer toutes les conséquences pratiques d’une nullité de l’AO, un temps suggérée son conseiller juridique René Blum15, notamment le remboursement des dettes fiscales perçues par l’occupant. D’un point de vue plus théorique, il faut également noter que la « doctrine Stimson » n’est pas une fin en soi, mais vise à empêcher la consolidation d’une situation illégale16. Or ce risque n’existait plus au Luxembourg après le départ de l’occupant. La reprise de l’AO par le Luxembourg – par ailleurs expurgée de ses dispositions racistes et antisémites – ne fut pas un cas isolé : les Pays-Bas adoptèrent une solution similaire jusqu’en 195317.
Est-ce à dire que le Luxembourg pourra indéfiniment mobiliser les pages du Reichsgesetzblatt pour organiser son système fiscal ? On peut en douter. Alors que les autorités autrichiennes ont pris le soin de publier des versions consolidées des lois allemandes introduites lors de l’Anschluss et toujours en vigueur, Legilux se contente d’afficher une version lacunaire de l’AO publiée à titre privé il y a plusieurs décennies. Le législateur l’a entretemps enrichie de bouts de phrase en français, aboutissant à un Kauderwelsch peu intelligible, ouvrant la voie à l’arbitraire et posant un réel problème de sécurité juridique. À terme, l’État luxembourgeois risque la censure du juge européen. Pour écarter ce risque, l’élaboration d’un nouveau texte de loi, peut-être inspiré de l’AO mais rédigé dans la langue principale du législateur, semble constituer la solution la plus adéquate. En attendant, la moindre des choses serait la publication annuelle d’une version consolidée du texte de l’AO. La promesse de la nouvelle coalition d’« améliorer l’accès à la loi » devrait l’inciter à agir dans ce sens.