Une journée d’études particulièrement riche en rebondissements et découvertes s’est déroulée vendredi le 13 octobre 2023 à l’Abbaye Neumünster. Elle était organisée par le Centre d’histoire contemporaine et digitale (C2DH) de l’Université et la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Elle était centrée sur le premier convoi de juifs parti vers les camps de la mort et sur le retour semé d’embûches des rescapés.
Les colloques scientifiques jouent un rôle déterminant dans la recherche historique. Ils permettent aux spécialistes venus d’horizons divers d’exposer les résultats de leurs travaux et de les soumettre à la discussion. De cet échange naît un consensus qui consolide les acquis, ouvre des pistes et pose de nouvelles questions.
Le colloque d’octobre 2023 faisait suite à un premier colloque qui avait permis de présenter le projet « Mémorial Digital de la Shoah ». Ce travail collectif d’historiens institutionnels et de chercheurs indépendants a entrepris d’écrire les biographies des 5 000 juifs qui vivaient au Grand-Duché en 1940 et de les mettre sur internet dans trois langues, au fur et à mesure de leur rédaction. Tout travail de mémoire court le risque de lasser et de banaliser les faits à force de répétitions et d’abstraction. Le projet du « Mémorial » se propose de rendre visibles et concrets les crimes commis par les nazis et de ressusciter cette communauté juive de l’avant-guerre disparue à tout jamais dans la tourmente.
La journée d’études fut ouverte par Simone Niclou, vice-rectrice de l’Université, qui souligna l’actualité et l’importance du projet et donna la parole à Denis Scuto, vice-directeur du C2DH qui assure la coordination du projet et la supervision scientifique avec l’aide d’une équipe composée de Marc Gloden, Daniel Thilman, Blandine Landau et, pour le groupe de Wittlich, Wolfgang Schmitt-Koelzer.
Le « Mémorial » a jusqu’ici mis en ligne cent biographies. Elles ont été rédigées par trente historiens et concernent 350 personnes. 350 sur 5 000, c’est un début, mais reste loin de l’objectif. Les premiers contours se dessinent, de premières constatations peuvent être faites. Scuto est dès à présent convaincu qu’il faudra réviser le chiffre communément admis de 5 000 juifs présents au Luxembourg en mai 1940. Le chiffre fait question car il n’y avait pas de listes de juifs avant l’arrivée des nazis. Qui aurait-il fallu considérer comme juif ? Les membres de la « communauté juive » ? Les membres à jour de leurs cotisations ? Les résidents légaux en possession d’un passeport luxembourgeois ? Les émigrés en transit ? Les convertis, les demi-juifs, les couples mixtes ? Pour les initiateurs du projet il est indispensable d’intégrer dans l’étude l’ensemble des personnes persécutées ou taxées de juifs par les nazis qui constituent une communauté de destin. Dans les biographies apparaît l’importance jusqu’ici sous-estimée de certains contacts, de certains réseaux, comme par example celui du professeur Biermann.
Laurent Moyse, auteur d’un ouvrage désormais classique sur la communauté juive (Du rejet à l’intégration) replaça le convoi du 16 octobre 1941 dans le processus décisionnel des institutions du IIIe Reich. S’appuyant sur les ouvrages de Hilberg et Friedländer, il mit l’accent sur les contradictions de la politique antisémite des nazis, tiraillés entre leur volonté de faire partir les juifs, la volonté de les dépouiller de leurs biens et les conflits générés avec des pays alliés ou neutres supposés accueillir les juifs expulsés et dépossédés. Ces contradictions conduisirent en février 1941 au départ du chef de la Gestapo Noelle et à son remplacement par Hartmann. La transformation de la guerre en guerre d’extermination à partir de juin 1941 peut être constatée déjà dans les préparatifs de la guerre contre l’URSS (« Plan Barbarossa ») et dans l’euphorie des premières victoires sur le front de l’Est. La décision de la « solution finale » semble avoir été prise début octobre 1941 sans qu’il y ait eu d’ordre écrit mais le parallélisme des événements est surprenant, entre l’ouverture en août 1941 du camp de Drancy près de Paris et celle du ghetto de Cinqfontaines près de Troisvierges, entre le recensement ethnique du 10 octobre 1941 et le convoi du 16 octobre. Les acteurs de l’époque, responsables juifs, résistants, en étaient-ils conscients ? Quelles étaient leurs contacts, leurs stratégies, leurs marges de manœuvre ?
Le troisième intervenant, Georges Buechler, professeur en retraite et explorateur passionné des archives, présenta au public une suite de documents retraçant la genèse des différentes listes de juifs, la première étant celle établie par les commissaires de police de la Ville de Luxembourg, Bertrand et Pletschette, le 18 août 1940, donc à peine deux semaines après l’arrivée du Gauleiter. Elle fut suivie du « Verzeichnis über das Vermögen der Juden » du 20 décembre 1940, des listes fournies par le Consistoire en février et mars 1941, la liste du gestapiste Ranner sur le « Amerika-Transport vom 15. Oktober 1941 », les listes de la « Israelitische Kultusgemeinde » sur le convoi du 16 octobre vers Litzmannstadt et celle d’avril 1942 sur les personnes qui ne se sont pas présentées pour le convoi du 16 octobre 1941 (quarante noms) ainsi que les listes de fugitifs établies lors des convois d’avril 42 et de juillet 42. Ces cas, beaucoup plus nombreux qu’admis jusqu’ici, ouvrent une piste sur les filières d’évasion vers la Belgique et la France.
Yannick Frantz, un doctorant attaché au C2DH, examina en détail la liste des 323 juifs déportés lors du convoi du 16 octobre 1941. Ils constituaient un tiers des juifs encore présents au Luxembourg, un autre groupe d’importance similaire est constitué de personnes âgées ou malades internées dans le couvent de Cinqfontaines. Le corpus des 323 déportés se compose essentiellement de personnes entre 18 et 60 ans, estimées capables de travailler. 108 de ces personnes vivaient au Luxembourg depuis plus de quarante ans, 41 étaient arrivées depuis 1937. 90 possédaient la nationalité luxembourgeoise, 81 étaient Polonais, 80 Allemands, quarante apatrides. Des pics d’immigration avaient été atteints en 1927, 1935, 1938. Les derniers lieux de résidence des déportés étaient Luxembourg, Ettelbruck, Esch. Sur les 323 déportés, seulement douze ont survécu.
Marc Schoentgen qui est connu pour ses études sur le ghetto de Cinqfontaines et sur la « Deutsche Arbeitsfront » avait choisi de parler de l’iconographie rendant compte de la déportation des juifs. Il montra une demi-douzaine de photos d’amateurs, mal cadrées et difficiles à déchiffrer, sans doute pour montrer que le convoi du 16 octobre 1941 est passé inaperçu par les contemporains ou que les personnes concernées n’ont pas osé en parler.
Denis Scuto consacra un deuxième exposé à l’attitude du gouvernement et de l’administration à l’égard de la Shoah dans l’immédiat après-guerre, un titre volontairement anodin pour mettre en débat des révélations explosives. Scuto avait montré dans son ouvrage sur la nationalité luxembourgeoise un tournant vers un renferment ethno-nationaliste qui coïncida avec le déclenchement de la première guerre mondiale et se caractérisait par l’arrêt presque complet de toute naturalisation. Cette politique restrictive eut une conséquence indirecte sur la composition de la population juive, dont les membres même nés au Luxembourg restaient exclus de la nationalité. Ces Luxembourgeois non-luxembourgeois payèrent cette discrimination au prix fort, quand ils durent partir du Luxembourg en 1940. Considérés comme étrangers ou apatrides ils ne bénéficièrent pas de la protection du gouvernement en exil. Cette politique se poursuivit dans l’immédiat après-guerre.
Une circulaire datée du 15 mars 1944 signée par le ministre des Affaires étrangères Joseph Bech et adressée aux représentants diplomatiques et consulaires du Grand-Duché en fait foi. Bech y dit que le ministre de la Justice (Bodson) lui a signalé qu’un grand nombre de demandes en rapatriement ont été transmises dans les derniers temps à son ministère provenant de personnes qui « s’étaient établies depuis longtemps à l’étranger » après avoir obtenu « une autorisation de séjour temporaire pour faciliter leur émigration ». Bech (ou Bodson) continue : « Il importe d’empêcher des étrangers sans ressources et souvent inaptes à un travail productif de venir dans le Grand-Duché sans avoir aucun droit. » Et il conclut qu’il ne convient pas « de prendre en considération les passeports pour étrangers et les passeports Nansen remis par les autorités luxembourgeoises aux étrangers, aux apatrides et sans-patrie résidant dans le Grand-Duché ainsi que les cartes d’identité délivrées par le ministère de la Justice ».
Au moment où à Auschwitz, Bergen-Belsen, Dachau les survivants retrouvent la liberté, le ministre de la Justice du Luxembourg et son collègue des Affaires étrangères n’ont donc pas d’autres soucis que d’annuler les passeports pour étrangers et les passeports Nansen que leur prédécesseur, René Blum, a accordés en 1938-39. Et cet homme, Bodson, s’est vu décerner le titre de « Juste entre les Nations ». Sans doute une erreur, commenta Scuto.