Le Bureau de gestion des avoirs veut étendre son emprise à l’ensemble des saisies et confiscations. Des amendements à la jeune loi sont déjà nécessaires

Audemars Piguet, Matisse et cochons d’Inde

Michel Turk, lundi rue Érasme au Kirchberg, dans les locaux du BGA
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 01.11.2024

Cette semaine dans les locaux du Bureau de gestion des avoirs saisis et confisqués (BGA) rue Érasme, on est un peu embêtés. Un fait divers éclipse la parution d’un premier rapport d’activité riche en statistiques et en revendications. LeWort et RTL s’intéressent depuis deux semaines à la découverte de 400 cochons d’Inde dans un foyer à Vichten dont le BGA a hérité. L’ancien magistrat puis Monsieur anti-blanchiment, à la tête du BGA aujourd’hui, Michel Turk, est contraint de narrer les saisies successives « d’un total de 475 animaux » et encore « quelques bébés qui sont venus s’ajouter ». Celui qui a été déterminant l’an passé pour permettre au centre financier de passer l’examen d’aptitude du Gafi s’exprime sur les rongeurs décédés entretemps à cause de malformations liées à la consanguinité, ainsi que sur les frais couverts par le BGA pour la nourriture, le vétérinaire et la castration des mâles.

Cette tâche éminemment prosaïque occulte, un temps, la haute mission assumée par les services de Michel Turk, « sortir du circuit économique le produit du crime ». Le BGA introduit son premier rapport d’activité, fraîchement publié, par la formule « le crime ne paie pas ».

Le bureau de gestion des actifs luxembourgeois est né dans la douleur. Il était exigé par l’Union européenne depuis le début des années 2010. Les États européens souhaitaient harmoniser les règles en matière de gel et de confiscation et gagner en efficacité dans la coopération transfrontière. A priori un must pour un centre financier comme le Luxembourg. Et pourtant… La directive a été votée en 2014. Le ministre de la Justice, Felix Braz, a déposé le projet de loi de transposition en juin 2019. La loi instituant le BGA a finalement été votée le 22 juin 2022, juste avant que la Commission n’enclenche une procédure d’infraction. Le texte est aussi tombé à pic pour la visite du Gafi puisqu’il a permis de cocher un point de conformité technique afin d’accéder à la probité en matière de lutte contre le blanchiment. Depuis le 1er octobre 2022, le BGA gère « les sommes, créances et actifs virtuels, ainsi que, sur demande des autorités judiciaires, les autres biens dont la conservation n’est pas nécessaire à la manifestation de la vérité », lit-on dans le rapport d’activité.

Une confiscation retentissante était confirmée cette année-là, celle des 842 montres de luxe achetées par le promoteur Flavio Becca via des sociétés non destinées à cet effet. Une condamnation pour l’exemple dans ce procès médiatisé ? Rencontré lundi dans les bureaux du BGA,
Michel Turk ne s’exprime pas sur les dossiers en particulier mais il assure que « la confiscation est une peine à part entière, un moyen aussi puissant que les peines privatives de liberté ». Il était déjà possible de confisquer avant la loi de 2022. Mais, dans une logique dissuasive, s’ajoutent de plus en plus de voies menant à la confiscation.

La création du BGA répond aussi à un objectif de bonne utilisation des deniers publics. « Poursuivre et enquêter coûte beaucoup d’argent à l’État », assure Michel Turk. Et le bureau qu’il dirige permet de ramener des sous dans les coffres publics. Après le vote de la loi, les opérateurs financiers concernés ont dû déclarer les saisies en cours d’avoirs de leurs clients : 431 déclarations ont été opérées. Les autres saisies et confiscations se sont ajoutées au fil de l’eau. Le total des actifs sous gestion du BGA dépassait le milliard d’euros fin 2023. Il détenait alors 510 millions d’euros de cash et 456 millions de comptes titres.

Avec l’accord du procureur général, « le BGA va transformer le bien en liquidité et puis l’argent sera transféré à qui de droit », explique Michel Turk. Si l’infraction concerne le narcotrafic, le blanchiment ou le financement du terrorisme, les sous sont versés au Fonds de lutte contre certaines formes de criminalité. Si l’infraction relève d’une autre catégorie, le Trésor public est abondé. En 2023, les recettes générées par le BGA n’ont contribué que pour 5 000 euros au Fonds de lutte contre le trafic de drogue. 330 000 euros ont alimenté le budget de l’État. Des sommes qui sont vouées à augmenter à l’avenir. Le BGA est censé devenir un business profitable.

Le BGA fait en plus travailler tout un écosystème. À commencer par les bureaux d’huissiers pour organiser les ventes « classiques ». Pour les biens « prestiges » et afin de collecter un maximum de revenus, le BGA passe par les maisons de vente. Pour l’heure principalement Lux-Auction en bordure de Moselle. C’est là qu’a été vendu le premier lot de 150 montres confisquées à Flavio Becca, là et sur Drouot Online pour accéder à une clientèle internationale. 1,7 million d’euros devraient donc déjà abonder les recettes 2024.

Dans les objets confisqués en 2023 figurent 99 biens immobiliers. Un chiffre énorme en apparence. Mais il englobe en réalité l’intégralité des lots inscrits au cadastre, comme les parkings ou les caves. On parle plutôt d’une vingtaine de maisons et appartements dont il faut assurer l’entretien et les réparations urgentes. Pendant la saisie, le BGA fait en sorte que les biens ne se déprécient pas. Que le bien soit restitué ou non l’objectif est d’en obtenir le meilleur prix. Selon Michel Turk, dans ce lot, il n’y aurait pas de biens dits « mal acquis » comme ceux de dirigeants africains dans le triangle d’or parisien.

Le rapport d’activités mentionne 1 836 « autres biens ». Pour ce qui concerne les « aliments », il s’agit essentiellement de vin. Plusieurs lots ont été inclus dans des ventes aux enchères et ont trouvé preneur. Il y a aussi des œuvres d’art et des bijoux. La condamnation de la veuve et de l’ancienne maîtresse de feu l’escroc diamantaire défunt, Emmanuel Abramczyk, offre un inventaire à la Prévert de ce qui peut échouer au BGA : Audemars Piguet, Rolex et autres montres et bijoux rassemblés dans des boîtes saisies au domicile. Treize sacs Chanel prélevés chez madame. Dans un coffre de BGL à Merl-Belair, un collier, une bague avec une pierre rouge, deux Rolex et une Certina. Sans parler évidemment des comptes-épargne ouverts auprès de différents établissements. La police a même saisi deux boîtes à cigares à la Casa Del Habano en centre-ville. Des objets de décoration non attribuables sont décrits : une statue de grande taille d’un chien, une statue reprenant trois ours, quatre hippopotames en bois. Figurent aussi des tableaux signés Chagal, Matisse ou Klimt. S’agit-il d’œuvres authentiques ?

Le BGA dépense un petit pactole en expertise pour faire le tri. « On veut absolument éviter de mettre des faux en circulation », commente Michel Turk. « S’il y en a, on les détruit », précise-t-il, ajoutant que les salariés du BGA ont une interdiction formelle d’acheter quoi que ce soit qui est passé par les dépôts. Les biens de valeur nécessitant des conditions de stockages particulières (température et hygrométrie) sont entreposés au Freeport, les explosifs dans les dépôts de l’armée, les produits chimiques dans des entreprises agréées, les armes dans les locaux de la Police et les animaux vivants, comme les 400 cochons d’Inde, sont placés auprès d’associations actives dans la protection animale.

Les objets récupérés au BGA ne sont pas tous de grande valeur. Les services de Michel Turk ont traité 42 tonnes d’objets non valorisables, comme des carcasses de voitures accidentées. « Une disposition de la loi dit que si la personne ne vient pas récupérer les biens dans les six mois après qu’elle a été informée, la propriété du bien est transférée à l’État. Ce qui nous permet de vider un peu les entrepôts », se satisfait Michel Turk. Le rapport d’activité du BGA fait état de 4 339,75 euros de recettes liées la mise en ferraille d’un tracteur et d’une remorque qui encombraient la fourrière judiciaire de Sanem depuis une dizaine d’années.

Les véhicules et le mobilier y sont stockés, dans des entrepôts principalement destinés à l’armée américaine et gérés par la Warehouse Services Agency, WSA, une société aux capitaux étatiques. Deux hangars y sont utilisés par le ministère de la Justice. Mais l’espace est saturé. Les locaux débordent d’objets non-inventoriés. Les pièces à conviction du parquet sont empilées « sans véritable suivi », regrette Michel Turk. Le logiciel Ju-Cha utilisé par l’administration judiciaire s’est vu rajouté progressivement des fonctionnalités pour recenser les différents moments de la vie judiciaire des objets saisis et confisqués. « Certains biens ont été enregistrés, mais on est loin d’un registre exhaustif », peste le directeur du BGA.

Tous les véhicules saisis dans le cadre d’une infraction au code de la route ou d’une affaire de droit commun « sont là, mais personne ne fait vraiment le suivi », regrette Michel Turk. Selon le rapport annuel de la WSA, un millier de véhicules étaient entreposés à Sanem fin 2023, plus de 200 à Colmar-Berg. « Il y a des voitures qui sont là depuis cinq, six ou sept ans », s’exaspère le chef du BGA, selon qui elles perdent quinze pour cent de leur valeur tous les ans. Or, le BGA ne devait lui gérer fin 2023 que 22 véhicules.

La cause ? Un trou dans la raquette. Dans le cas de saisies pénales, la gestion est obligatoirement attribuée pour les sommes d’argent. Pour les autres biens, la décision revient au magistrat. Cette « faiblesse des chiffres en matière de gestion des autres biens, hormis les titres et les immeubles, démontre que la loi du 22 juin 2022 ne produit pas les effets escomptés », lit-on dans le rapport d’activité. Michel Turk propose de simplifier la loi en confiant d’office au BGA la gestion des autres biens saisis, y compris des pièces à conviction. Cette solution permettrait également de disposer d’un seul registre centralisé. Le directeur du BGA demande en outre que l’agence se voit confier le pouvoir de décider de l’aliénation (la vente) ou de la destruction des biens saisis. « La décision d’aliéner deviendrait ainsi une décision administrative et non plus judiciaire », est-il écrit. Serait prévue parallèlement la possibilité pour la personne concernée de contester la décision d’aliénation ou de destruction prise par le BGA.

Le BGA a à peine deux ans et il faut déjà envisager une refonte de sa loi. Dans sa note au formateur datant d’octobre 2023, le procureur d’État Georges Oswald s’attarde sur deux points nécessitants « d’importantes améliorations » pour la prochaine évaluation du Gafi entre 2026 et 2028. L’un d’entre eux est l’efficacité en matière de saisies et confiscations. « Il ne fait aucun doute que si le statu quo est maintenu ou si seulement des améliorations minimes sont apportées, le Luxembourg sera placé sur la liste grise », alerte Georges Oswald.

Pierre Sorlut
© 2024 d’Lëtzebuerger Land