Pendant six ans, un escroc notoire et son entourage ont dilapidé les économies de centaines d’investisseurs floués
sans que banques ou autorités n’interviennent

Miroir aux alouettes et têtes de linottes

Foto: Charl Vinz
d'Lëtzebuerger Land vom 12.05.2023

L’épouse, l’amante et le garde du corps héritent cette semaine du procès posthume du Madoff du diamant. « La plus grande escroquerie de type pyramidal que le Luxembourg ait jamais connue », selon le substitut du procureur d’État ce mercredi lors de son réquisitoire. L’affaire a valu de nombreux articles de presse et reportages à la télévision en France où la plupart des victimes résident. La société, Rawstone Business Holding (RBH) d’Emmanuel Ambramczyk, décédé en janvier, promettait un intérêt de neuf ou dix pour cent à qui investirait dans son fonds obligataire basé sur le commerce de diamants. Les enquêteurs luxembourgeois ont recensé plus de 200 souscripteurs, principalement des petits épargnants, pour beaucoup résidant dans des zones rurales. Entre 26 et 28 millions d’euros ont été collectés entre 2013 et 2018 auprès d’eux par des apporteurs d’affaires. Les quelques intérêts versés l’ont été avec l’argent des nouveaux entrants. Il a fallu attendre 2018 pour que la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) ne tire la sonnette d’alarme. Des souscripteurs mal payés avaient fait part de leur mécontentement au régulateur. Selon les apporteurs d’affaires, des courtiers d’assurance vie ou des gérants de fortunes, la CSSF veillait sur le fonds. Mais RBH n’était pas régulée et le fonds n’est resté qu’un vague projet. Des agents de la CSSF s’étaient alors rendu à l’établissement bancaire impliqué, Banque de Commerce et Placement (BCP), dans un triste immeuble de bureaux boulevard de la Petrusse à Luxembourg. La CSSF avait ensuite signalé au parquet ses soupçons quant à une possible arnaque. La succursale luxembourgeoise de la banque suisse ne s’était en effet pas inquiétée de l’utilisation des millions déposés sur ses comptes, ni des raisons des multiples retraits de liquide (deux millions d’euros), ni du nombre dérisoire de diamants achetés et vendus, ni du pédigrée de leur client principal. Emmanuel Abramczyk avait été condamné en 2005 en France pour banqueroute frauduleuse puis en 2006 pour détournement d’un bien donné en gage, apprend-on ce mercredi dans la grande salle d’audience du tribunal correctionnel. Des condamnations qui l’avaient conduit en prison.

Des poursuites visent BCP, banque de Rawstone de 2016 à 2019. Elles ont été ouvertes en septembre 2020, mais ont été dissociées de l’affaire en cours et sont aujourd’hui pendantes devant la Chambre du conseil. Aucune instruction n’a visé la BIL qui officiait pourtant au service d’Abramczyk et compagnie entre mars 2013 et décembre 2014. La banque alors détenue par le Qatar et l’État (90-10 pour cent) avait accueilli les fonds et laissé opérer bon nombre de transactions. On relève notamment plus de 700 000 euros de retraits sur la période. Étrange aux yeux des représentants des parties civiles au procès qui attendent cette semaine que les banques endossent leur responsabilités. D’autant plus qu’Emmanuel Abramczyk avait été inculpé dès février 2013 dans le cadre du blanchiment des 3,5 millions d’euros volés à Caixa Geral des Depositos. Selon le parquet, les fonds qui ont servi à lancer RBH proviennent de l’argent volé par l’ancien salarié de la filiale luxembourgeoise de la banque portugaise. Emmanuel Abramczyk, alors 55 ans, a été condamné en juillet dernier par la Cour d’appel à deux ans de prison ferme. Il est décédé en janvier d’un cancer. Dans la salle des pas perdus, un investisseur floué s’interroge sur le laxisme des autorités luxembourgeoises. « Il avait sévi à Paris. Il trainait déjà des casseroles », ressasse son avocat Michel Karp.

Le substitut du procureur souligne lui que les enquêteurs ont adopté un « rythme sportif » pour mener l’instruction. Fait remarquable pour les investigations financières, les poursuites ont été menées en deux ans, dont la moitié pendant la pandémie. L’instruction a été ouverte en janvier 2019 et clôturée en février 2021. Entretemps des commissions rogatoires internationales ont été envoyées en Belgique, France, Israël, Chine et aux États-Unis. Le service de police judiciaire a rédigé 67 rapports et recensé 307 souscriptions au prétendu emprunt obligataire. Elles se répartissent entre la France (268, soit 87 pour cent), le Luxembourg (23), la Belgique (12), la Suisse (2), l’Italie et Israël (une). Les victimes ont été approchées par un réseau d’apporteurs d’affaires qui prenaient entre trois et dix pour cent de commissions sur les placements, selon l’implication dans la transaction, généralement par tranches de 50 000 euros. Une vingtaine d’apporteurs d’affaires étaient actifs en France, sept au Luxembourg. Un gestionnaire de fortunes basé à Kehlen a, par exemple, récolté 1,5 million d’euros auprès d’investisseurs. Sur son site internet, il dit encore fournir « la solution pour les familles qui désirent protéger, construire et pérenniser leurs patrimoines avec l’aide de spécialistes indépendants des secteurs de la gestion de patrimoine, de notaires, de fiscalistes, d’agents immobiliers, d’avocats fiscalistes ». Des familles ont placé jusqu’à un million d’euros.

Le réquisitoire de renvoi du procureur informe de l’identité des victimes. Une septuagénaire, ignare en investissement, a placé toutes ses économies, un demi million d’euros. Emmanuel Ambramczyk l’a convaincu en lui montrant « un diamant de taille impressionnante ». Une autre déclare avoir investi « l’épargne d’une vie ». Elle vit actuellement avec 670 euros par mois. Son compagnon l’a quittée. Ses parents sont décédés. Elle n’a pas d’enfants. Elle craint donc de devenir SDF. Un couple de de personnes handicapées a investi 50 000 euros. « C’est une tragédie. Les victimes veulent surtout être indemnisées », explique Michel Karp, avocat de plus de 80 parties civiles. Un montant de 31,3 millions d’euros est dû aux investisseurs. Mais « les comptes bancaires sont vides et l’existence d’un stock de diamants n’a pu être confirmée », regrette le ministère public. Emmanuel Abramczyk a plusieurs fois prétendu à l’existence d’un stock de pierres précieuses d’une valeur 25 millions d’euros, basé à Shanghai, en garantie des dépôts des clients. L’enquête de police en est arrivée à la conclusion que les quelques activités commerciales déclarées par l’escroc, comme l’achat de diamants, sont bien « fictives ». Un des rares diamants retrouvés a été expertisé par le joaillier Robert Goeres : il était en verre et ne valait pas un clou. « L’instruction judiciaire n’a pas permis de découvrir des documents d’exportation ou de taillage de diamants bruts », tranche le substitut du procureur dans son ordonnance de renvoi.

Dans le procès ouvert le 2 mai, les victimes sont plus d’une centaine à lorgner sur les miettes. Emmanuel Ambramczyk a berné son monde et tout claqué. Après ses années de galère en France et à son arrivée au Luxembourg en 2006, le Français s’est inventé une vie de diamantaire. Le petit homme trapu se présentait comme un grand business man, montrant des photos d’une villa à Los Angeles, d’un yacht ou d’un jet privé qu’il prétendait posséder. Mais tout reposait sur du vent. Jusqu’à ses montres clinquantes : des contrefaçons. Les dommages causés par l’arnaque sont nombreux et profonds. « Une dame ruinée vit dans un foyer social. Personne n’a utilisé sa tête (pour mesurer l’ampleur des dégâts, ndlr), mais tous ont tendu la main (pour prendre l’argent) », a regretté le substitut du procureur qui se dit « convaincu qu’une partie de l’argent reste cachée ». Le principal accusé manque cruellement. L’action publique qui le visait s’est éteinte avec lui. Mais le procès en cours étale l’obscénité de la dépense. Est notamment reproché à l’ex-épouse d’Emmanuel Ambramczyk, Barbara B, 55 ans, à sa maîtresse, Éléna C, 42 ans, et à son meilleur ami, Manuel de Carvalho, 57 ans, d’avoir bénéficié d’emplois fictifs chez RBH et/ou auprès de sociétés affiliées.

« Mon mari voulait m’écarter du bureau. Il avait une maîtresse et il ne voulait pas que je la croise », a témoigné Barbara B à la barre au premier jour du procès où elle est notamment inculpée d’abus de biens sociaux. Lamborghini, Bentley, Maserati, Range Rover, Mercedes… de coûteux véhicules ont été achetés ou loués par RBH et ses cadres. Entre 2012 et 2019, la maison de maître de la famille Ambramczyk à Merl était louée 10 000 euros par mois. Des voyages pour plusieurs centaines de milliers d’euros ont été organisés. Le juge Marc Thill reproche à l’ancienne épouse de l’escroc d’avoir joui des abus commis par son mari au détriment de ses sociétés (et bien sûr des victimes). « Vous avez profité » de la Bentley, dit le magistrat à l’accusée. « Oui, bah je m’y suis assise quand il était là », réplique la prévenue. Mariée depuis 2001, elle dit avoir découvert « beaucoup de choses pendant l’instruction ». « Vous ne saviez pas que tout cela était une escroquerie ? », s’étonne le juge Marc Thill. « Absolument pas », répond celle qui a divorcé l’an passé. « Je voyais un homme qui faisait des affaires et qui voyageait pour ses affaires. Il montrait le KoÏ (une grosse pierre dont la valeur est inconnue mais qu’il exhibait à qui se montrait intéressé, ndlr). Il me rassure en me disant ‘je suis au karaoké, je peux pas te parler’. Ils étaient tous saouls, c’était une catastrophe », lâche-t-elle. L’ex-femme d’Emmanuel Abramczyk maintient avoir effectivement travaillé pour les ressources humaines de RBH comme son contrat de travail l’exige. La société, au business model en carton, a employé jusqu’à 18 salariés, dont une partie pour l’usage privé, comme les femmes de ménage, le jardinier, le chauffeur ou encore le garde du corps. (Inculpé pour exercice sans agrément, ce grand costaud natif du Kosovo a assidûment participé aux audiences, assis des heures durant sur sa petite chaise, pour découvrir mercredi que le procureur demandait finalement l’acquittement.)

Emmanuel Abramczyk avait rencontré sa maîtresse alors qu’elle servait dans un bar-restaurant à Strassen, à côté du centre commercial Belle étoile et devant lequel une Jaguar est exposée. Salariée de RBH, elle a gagné 6 000 euros par mois (mille de plus que l’épouse), mais elle n’avait pas non plus de bureau propre puisqu’elle ne passait que quand le patron était là. Elle exerçait en tant qu’apporteuse d’affaires. Mais elle en apportait peu. « Cinq ans chez lui pour quatre clients, payée 100 000 euros par an (avec appartement et voiture de fonction, ndlr). Ce n’est pas une bonne affaire pour la société RBH », ironise le président du tribunal. La prévenue a également voyagé à treize reprises en Asie avec Emmanuel Abramczyk. Elle ne participait pas aux rendez-vous de son amant. « Je n’y connaissais rien », confesse-t-elle.  « On avait bien compris », conclut le magistrat d’un ton résigné après une série de questions préliminaires. La maîtresse a voyagé entre outre au Japon ou au Mexique avec des membres de sa famille, sans Emmanuel Abramczyk, mais aux frais de ses sociétés. « C’était la contrepartie ? Lui partait en vacances avec sa femme et vous vous partiez avec votre famille », a résumé le juge.

Manuel de Carvalho, ancien patron de restaurant à Roeser , proche d’Emmanuel Abramczyk en affaires (condamné à un an de prison dans le dossier Caixa) comme dans la vie, est aussi accusé d’avoir bénéficié d’un emploi fictif. Interrogé sur la nature de son emploi, celui qui était officiellement PR manager, mais qui parlait très mal anglais répond qu’il s’occupait de la « mise en relation » avec la société de fonds EFA (European Fund Administration), avec PWC « pour créer un fonds d’investissement », puis avec la CSSF… mais également « avec le gouvernement chinois » avec qui il dit avoir « favorisé la rencontre ». Le substitut se mord la joue pour ne pas rire. Ce mercredi, le représentant du ministère public a requis trois années d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende pour l’ex-épouse du feu-escroc. Contre sa maîtresse et son meilleur copain, le substitut du procureur demande deux ans d'emprisonnement et 60 000 euros d'amende.

Pierre Sorlut
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