L’ancien administrateur délégué de l’entreprise publique Creos condamné lourdement au pénal pour prise illégale d’intérêt

« A bit border line »

Marc Reiffers en mai 2022 pour la conférence de presse du groupe Encevo
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 17.05.2024

Marc Reiffers, l’ancien patron de Creos, a été condamné en fin de semaine dernière à douze mois de prison (avec sursis) et 40 000 euros d’amende pour prise illégale d’intérêt. Statuant dans un jugement sur accord (une sorte de plaidé coupable), le tribunal a sanctionné Marc Reiffers pour avoir confié des chantiers de Creos à son épouse, architecte, alors qu’il dirigeait l’opérateur des réseaux énergétiques. L’intéressé, 63 ans, a quitté ses fonctions d’administrateur délégué le 31 octobre 2022, pour partir à la retraite selon le rapport annuel. À la tête de Creos depuis septembre 2018, il avait sollicité son épouse-architecte, Madame S.*, pour un avis sur un projet, en mai 2021. Il l’a ensuite mise en contact avec le responsable immobilier de Creos pour deux études de faisabilité, à Contern et à Schifflange, attribuées en juin 2021, sans faire d’appel à concurrence, comme l’aurait pourtant voulu la procédure interne pour des marchés supérieurs à 8 000 euros.

Concernant le projet de Schifflange, Marc Reiffers s’était renseigné auprès du service juridique pour connaître les seuils de la loi à partir desquels il faut ouvrir l’offre à la concurrence. 5,4 millions d’euros pour les marchés de travaux et 431 000 pour les marchés de fournitures et de services. Le juriste complétait : « Après vérification, les activités d’architecture constituent des prestations de services lorsqu’elles sont demandées seules. Elles constituent des travaux lorsqu’elles sont demandées ensemble avec des travaux. Sachant que quand il s’agit de travaux, (…) la valeur globale estimée doit être prise en compte pour déterminer le seuil ».

À ce moment-là, l’enveloppe globale pour le projet de Schifflange s’élevait à 9,7 millions d’euros. Pour rentrer dans les clous légaux, le contrat d’architecte du 8 juin 2022 envoyé à l’épouse du grand patron a retenu une enveloppe budgétaire de 4,85 millions d’euros, portant sur le gros-œuvre, et 407 000 de frais d’architecte, soit huit pour cent de commission. Marc Reiffers s’était inquiété de savoir si le taux répondait aux règles du marché : « Also mat 8% geng dat eseu just goen, ass dat am Range fum OAI (ordre des architectes) ? » (sic), avait-il demandé à son épouse dans un courriel début juin.

Marc Reiffers et le responsable Finance & Controlling ont finalement signé la commande à Mme Reiffers le 17 juillet 2022, pour un montant de 407 400 euros. Le 21 juillet, le responsable conformité a eu vent du contrat signé avec l’épouse de l’administrateur délégué et a tiré le signal d’alarme. Une enquête interne a été diligentée. Le conseil d’administration a évincé l’administrateur délégué, plaçant Mario Grotz à la tête des opérations de Creos. Le premier conseiller au ministère de l’Économie est également président du groupe.

L’affaire a été dénoncée au parquet le 5 octobre par l’avocat de la société Patrick Kinsch. Dans le dossier, figuraient les minutes d’une réunion provoquée le 22 août. « Mr Reiffers (également membre de la direction de la maison-mère Encevo) stated that as the fact to conclude a contract with one’s spouse is a bit border line », y est-il écrit. Marc Reiffers a en outre fait valoir qu’avoir une architecte à portée de main et contourner la soumission publique permettait de rentrer dans les délais de la procédure commodo-incommodo.

L’enquête a révélé que plus de 80 000 euros ont été versés à l’architecte et que Marc Reiffers a « favorisé son épouse en demandant un paiement rapide », ce qui ne correspondait pas aux us de l’entreprise. Or, le couple menait grand train, selon les enquêteurs. Les comptes bancaires des époux « étaient majoritairement débiteurs (…), la quasi-totalité des entrées de fonds est dépensée », a rapporté la police. L’infraction de prise illégale d’intérêts est punie d’une peine d’emprisonnement de six mois à cinq ans et d’une amende de 500 à 125 000 euros. Les juges relèvent la gravité des faits, mais aussi les circonstances atténuantes : outre les aveux, l’absence d’antécédent judiciaire. Aucune interdiction d’exercer une activité auprès d’une entreprise publique n’est prononcée. Marc Reiffers « a été mis à la retraite le 21 octobre ». Creos emploie presque 900 personnes, réalise un chiffre d’affaires de 430 millions d’euros et un profit de 56, selon des résultats présentés mercredi. Laurence Zenner dirige l’entreprise depuis juillet 2023.

* Le nom est connu de la rédaction

Pierre Sorlut
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