Stratégies de campagne

Cindy, Jean-Claude et les autres

d'Lëtzebuerger Land vom 22.04.2004

On l'imagine aisément arriver dans un nightliner, un de ces bus qu'utilisent les stars de la pop-rock internationales pour leurs tournées, couleur argentée, vitres teintées, lui, sortant sous le soleil de mai, lunettes noires, les yeux braqués sur la foule qui l'applaudit, quelque part entre Priscilla, Queen of the desert et les Blues Brothers, un peu comme les tournées des candidats à la présidence des États-Unis. Jean-Louis Schiltz sourit à l'évocation de l'image, mais non, Juncker on tour, ce ne sera pas encore tout à fait cela. Le manager de la campagne électorale du CSV confirme mais redresse: le 5 mai commencera bien une tournée nationale de Jean-Claude Juncker, l'actuel Premier ministre et omniprésente tête de liste du parti, avec une douzaine de stations, dans toutes les régions, mais elle se fera en toute simplicité.

Jean-Claude Juncker, qui domine pourtant tous les sondages de popularité, avec des scores avoisinant les 80 pour cent d'adhésion, va au charbon. Il l'a dit et redit aux congrès régionaux de son parti : surtout éviter la démobilisation face aux sondages d'opinion qui sont très - trop? - favorables au CSV. Donc il montre l'exemple, cherche le contact, va vers les gens pour expliquer encore et encore le programme électoral, mais aussi le bilan de son parti au gouvernement. «Bien sûr que nous sommes fiers de l'avoir, continue Jean-Louis Schiltz, mais ce n'est pas notre seul candidat, nous avons des listes très fortes cette année.» Bien que le secrétaire général du parti ne veuille pas encore dévoiler les affiches, on se souviendra des portraits surdimensionnés de leur tête de liste qui bordaient les rues en 1999. Cette année, le slogan lancé par la section des jeunes, CSJ, Jonker wiele Juncker est on ne peut plus clair aussi, loin du Séchere Wee de la campagne nationale.

Comment vont se positionner les autres partis face à cette prédominance, à ce quasi-culte de la personnalité ? «Jean-Claude Juncker, on peut facilement le coincer en le confrontant aux faits. Comme ses pronostics sur la soi-disante nécessité de faire augmenter la population luxembourgeoise à 700000 habitants pour financer le système de pensions, le fait que le grand débat sur l'avenir du Luxembourg qu'il avait pourtant prôné, n'ait jamais eu lieu, mais aussi le bilan de son gouvernement sur le logement, le chômage, l'inadéquation entre la formation et le marché du travail...,» affirme Lucien Lux, secrétaire général du LSAP et manager de sa campagne électorale. Son parti a été le deuxième à lancer ses affiches, en un premier lieu assez vagues, une jeune femme blonde au premier plan, Cindy, qui incarne leur mascotte, et les slogans Am Mëttelpunkt vum Liewen et Besser fir Lëtzebuerg. Cette première phase doit fonctionner comme un clin d'oeil, une campagne image - et pourrait tout aussi bien vendre une limonade, de la musique, des vacances....

Une deuxième phase d'affiches suivra dès le 1er mai, plus incisives, plus directes, plus claires et thématiques. Comme celle, toute simple, opposant le bilan du gouvernement CSV/DP aux promesses socialistes, en noir et rouge. En temps de récession économique et après cinq ans dans l'opposition parlementaire, les socialistes voulaient faire une campagne sans faute, et y avaient presque réussi, avaient fait oublier les anciennes dissensions internes, relooké le logo... La gaffe du programme de sécurité copié chez les socialistes belges il y a quelques semaines a failli tout gâcher, Lucien Lux ne l'a toujours pas digérée. «Nous devons faire comprendre que le changement politique ne peut passer que par nous, affirme Lucien Lux, il nous faut toujours trouver un équilibre entre campagne positive et campagne négative, entre critiquer le gouvernement et offrir nos alternatives. En tout cas, nous savons que les gens ont confiance en notre compétence sociale, c'est important.» 

Lundi, le LSAP se lancera dans une grande offensive sur le thème du chômage et de l'emploi, un des sujets dominants dès à présent la campagne, tous les sondages le confirment. Pour cela, les socialistes peuvent compter sur leur arme secrète, John Castegnaro, encore président du syndicat OGB-L, qui, cinq jours avant les manifestations de la journée du travail, présentera avec les socialistes leur programme d'action contre le chômage. Or, «le passage d'une campagne 'dénonciatrice' à une campagne 'responsabilisatrice' est actuellement impossible pour le parti socialiste ouvrier, écrit le politologue Philippe Poirier dans son billet dans La Voix (du 19 avril), étant donné que le redéploiement industriel annoncé par Arcelor réinstalle les partis de gouvernement dans la position d'animateurs principaux de la campagne électorale».

Dans cette logique, Déi Lénk / La Gauche aurait le mieux réussi à occuper le terrain, avec notamment une manifestation contre la réduction annoncée de postes au Luxembourg devant le siège d'Arcelor, une conférence de presse et une grande campagne d'affichage sauvage Arcelor basta! avec le slogan Eng aner Welt ass méiglech. «Nos moyens financiers modestes sont certainement notre plus grand handicap,» regrette Guy W. Stoos, conseiller communal de La Gauche et un des managers de la campagne du parti. Le deuxième handicap étant le fait que le Parti communiste a quitté la coalition pour relancer ses propres listes, ce qui pourrait leur faire perdre de précieux points dans les urnes, voire même leur seul siège actuel. Mais, dans une situation conjoncturelle difficile, où le risque de perdre son emploi est réel pour de nombreux résidents, La Gauche pourrait bien profiter de son positionnement clair sur le terrain social. 

«Jean-Claude Juncker? Le CSV peut être content de l'avoir, sinon il tomberait encore bien plus bas!, lance, provocateur, Gast Gibéryen, président du groupe parlementaire et manager de la campagne électorale de l'ADR. Il est peut-être très présent sur le parquet international, mais au Luxembourg, nous n'avons jamais eu autant de chômage, de faillites, de suicides, de criminalité ou de toxicomanes que sous son règne. Son bilan national est un désastre.» Les relations entre l'ADR et Jean-Claude Juncker sont houleuses depuis des années. Le Premier ministre avait même promis de rendre le parti superflu, il compte néanmoins sept députés aujourd'hui. Les têtes de listes des socialistes, des chrétiens-sociaux et des libéraux ont toutes promis ces derniers mois qu'elles refuseraient une coalition avec le parti souvent décrié comme populiste et démagogue. 

«Mais, vous savez, nous n'avons jamais eu autant de succès que ces derniers mois, estime Gast Gibéryen, nous comptons aujourd'hui 2300 membres, dont quelque 200 nous ont rejoints en une année. Nous sommes le plus grand succès politique depuis la guerre! Et si nous faisons un bon score lors des élections, vous verrez bien que les autres devront respecter le choix des électeurs et vont faire une coalition avec nous.» Le problème de l'ADR est qu'il reste perçu comme un parti à un seul point, les pensions, même si le slogan Kompetent a konsequent doit signaler le contraire. L'ADR lancera sa campagne, demain, samedi 24 avril, lors de son congrès national. Les affiches et le programme y seront présentés en même temps - même si, selon le dernier sondage RTL/ ILReS, les électeurs ADR sont ceux qui s'intéressent le moins à la campagne électorale. Or, toujours selon Gast Gibéryen, de plus en plus de gens s'identifient publiquement à leur parti, alors qu'à leurs débuts, des membres sortaient même de la salle de congrès à l'arrivée des caméras.

Les électeurs verts seraient ceux qui s'intéressent de plus près à la campagne électorale, affirmait RTL mercredi. C'est probablement aussi le parti qui gère sa campagne le plus professionnellement : deux agences, l'une luxembourgeoise, l'autre allemande, spécialisée dans la campagne des Verts outre-Moselle, ont développé le concept du Neit Kapital fir Lëtzebuerg ensemble. Elle est encore plus professionnelle que celle de 1999. Mais doit gérer un handicap majeur dans un système électoral où le panachage, donc le vote personnel, compte beaucoup, à savoir la perte de deux des députés verts les plus connus, Renée Wagener et Robert Garcia. Ils ont tous les deux décidé d'arrêter la politique. Donc dès le début de la campagne, il y a plus ou moins un an, d'autres «personnalités» ont été promues. «On nous dit toujours, presque sur le ton du reproche, que nous nous 'vendons bien', sourit Abbes Jacoby, secrétaire parlementaire et responsable de la campagne des Verts. Mais nous avons simplement de bonnes idées sur comment faire passer nos messages.» 

Ainsi, le groupe de travail pub du parti est secondé par un groupe d'accompagnement, constitué de sympathisants qui ne sont pas membres du parti et qui les conseillent sur la perception de leur message de l'extérieur. Deuxième handicap des Verts: si dans les sondages, le public leur confie une certaine compétence dans le domaine de l'environnement - un sujet dominant aussi -, s'ils arrivent à fédérer sur des thèmes comme le droit des femmes, les jeunes, la sécurité alimentaire, ils peinent à se positionner sur le sujet hardcore de cette campagne, l'économie, le travail et le chômage.

À la question du budget alloué à cette double campagne électorale des législatives et des européennes du 13 juin, tous les managers de campagne répondent quasi unanimement : «Modeste par rapport au DP!». Il fallait donc aussi poser la question à Henri Grethen, ministre de l'Économie, secrétaire général du DP et manager de leur campagne. Grand sourire. «Voulez-vous que je vous dise d'où vient ce mythe ? De mon refus de voir inscrire une limitation de budget de campagne dans l'accord pour une campagne correcte que nous avons signé le 3 février, explique-t-il. J'aurais encore pu vivre avec une limitation du budget, mais cette obsession des Verts à vouloir que tout soit transparent, comme des missionnaires protestants allemands, cela m'a trop agacé !» 

Comme les autres partis, le DP constate lui aussi que les dons sont en régression, que le financement des partis à été trop décrié. Les libéraux financent leur campagne - qui se situe dans une même fourchette budgétaire que le CSV - essentiellement avec les cotisations de ses mandataires. «Je peux être complètement transparent sur nos frais, regardez cette facture-ci que je viens de recevoir : 100000 stylos pour 11200 euros, 100000 porte-clés pour 13700 euros, cela ne fait même pas quatre ou cinq anciens francs le gadget, c'est rien!» Le DP a été le premier parti à se lancer dans la campagne électorale, d'abord avec son action Mir hale Wuert, comme un bilan de la législature. Et, trois jours avant le lancement officiel de la campagne, avec les premières affiches du Eng Equipe, een Engagement - prenant résolument le contre-pied de la concentration sur une seule personne du CSV.

Alors que la campagne de 1999 a été clairement marquée par les slogans et le ton plutôt agressif, au moins très offensif des libéraux - Transparenz an Dialog, Bildungsoffensiv -, ils seraient plutôt la force tranquille de cette campagne. Les affiches sont tellement plaisantes, tellement sur-esthétisées, tellement passe-partout, qu'il est impossible de les comprendre. Voire même de simplement lire le long texte, en passant devant en voiture. «Nous avons constaté à un certain moment que nous avions un problème d'image,» se souvient Henri Grethen. Le parti a donc opté pour une campagne de bilan en premier lieu, valorisant ce qu'il considère être les acquis de la législature CSV/DP 1999-2004, dans des domaines comme l'école, la sécurité routière, la santé, le bien-être ou le pouvoir d'achat des citoyens... Au CSV, qui ne lancera sa campagne que le 4 mai, on aime à plaisanter que les libéraux font leur promotion à eux aussi. Dans les grandes questions de société toutefois, le DP aura manqué la chance de marquer cette législature de son sceau libéral.

«Jean-Claude Juncker ? La stratégie de tout miser sur une seule personne me semble un peu risquée, estime Henri Grethen. Nous avons opté pour l'approche opposée : nous vendons fièrement notre bilan comme étant celui d'une équipe.» Or, tous les sondages indiquent que le DP en tant que parti est en perte de vitesse, et que certains ministres font même de très mauvais scores dans les échelles de popularité. «Il ne faut jamais ignorer les sondages, continue le ministre, rien ne sert de se voiler la face. Mais en même temps, ce ne sont que des indicateurs. En ce moment, on dirait que la seule question qui se posera le 13 juin est: qui règnera avec le CSV. Cela se peut. Mais rien n'est sûr!» 

 

 

 

 

josée hansen
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