Peut-on encore célébrer la « valeur travail » en pleine crise climatique ? Aux côtés du pouvoir d’achat et du plein emploi, elle fait partie des drapeaux que continuent d’agiter les tenants du productivisme dans le vain espoir de réenclencher un cycle comparable aux Trente Glorieuses.
En plus de « gagner leur vie » pour assurer leur subsistance, but central du travail salarié, les humains impactés aujourd’hui par cette crise doivent aussi « gagner leur survie » : participer aux efforts d’atténuation (réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, par exemple en changeant leurs habitudes de mobilité) et d’adaptation (faire face aux risques ou dégâts résultant du réchauffement, par exemple en surélevant leur habitat en réponse à la multiplication des intempéries extrêmes). Face à ce triple défi, l’organisation du travail telle que l’a dégagée et codifiée notre système économique, misant sur une fragmentation et une spécialisation des tâches (division du travail, externalisation, globalisation…) poussées à l’extrême dans une optique d’efficacité et de réduction des coûts, n’est-elle pas devenue un des obstacles à la résolution de ces enjeux existentiels ?
La position du Bureau international du travail (BIT) est qu’« avec une gestion appropriée, l’action relative au changement climatique peut conduire à des emplois plus nombreux et de meilleure qualité » et que l’adaptation et l’atténuation « offrent des opportunités pour créer de nouveaux emplois, tout en sécurisant ceux qui existent déjà ». Si ce positionnement a le mérite de ne pas sanctuariser de manière indiscriminée les emplois existants (le BIT reconnaît que certains emplois « seront à risque, en particulier dans les secteurs qui n’offrent que très peu d’options pour une transition permettant des modes de production durables »), il méconnaît l’inadéquation profonde qui se fait jour entre la forme travail elle-même et la rapidité et la profondeur des transformations qu’exigent ces défis.
Vouloir faire tenir dans la forme standard du travail salarié, le job à plein temps, les tâches herculéennes qui attendent les humains du XXIe siècle relève de la gageure. Il ne s’agit pas juste de s’affranchir de la brutalité et des discriminations si souvent caractéristiques du monde du travail, ni d’aller se perdre dans les dédales de l’« auto-entreprenariat » ou de l’ubérisation, mais de faire en sorte que le temps disponible des citoyens, leur bonne volonté et leurs compétences servent de manière ciblée à préserver un climat et un environnement viables. De même que l’étiquette « consommateur » qu’on nous a collée pour nous enrôler dans un modèle axé sur la croissance infinie est abandonnée au fur et à mesure qu’avance la prise de conscience, celle de « travailleur », pourtant revendiquée avec force et fierté par la gauche, se retrouve de plus en plus en porte-à-faux avec les exigences du moment. Le travail peut être autre chose, plaide la philosophe allemande Eva von Redecker : « un rétablissement de la vie et sa réinvention constante ».