Chroniques de l’urgence

Institutions en échec

d'Lëtzebuerger Land du 22.04.2022

Comment expliquer que la problématique climatique ne parvienne pas à s’imposer dans les débats publics alors que sa résolution est une condition à la survie de l’espèce et donc un prérequis sans lequel les autres sujets seront tôt ou tard dénués de toute pertinence ? La question se pose pratiquement partout dans le monde, mais l’élection présidentielle en cours en France fournit une nouvelle occasion de s’interroger sur ce qui empêche des nations supposées démocratiques de prendre ce défi existentiel à bras-le-corps.

Bien que placée au cœur de leurs programmes respectifs par Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot, qui ont rassemblé un peu plus d’un quart des électeurs, la question du climat a été chassée des débats qui ont précédé le premier tour par des arguties sur des thématiques promues par l’extrême-droite. Or, les enquêtes d’opinion démontrent sans l’ombre d’un doute qu’elle constitue une préoccupation majeure pour au moins deux-tiers des Français. Après l’élimination des candidats de gauche, une discussion sur la transition écologique a émergé à grand‑peine avant le deuxième tour, aucun des deux candidats en lice ne pouvant se permettre de faire l’impasse sur les électeurs de Mélenchon et Jadot. Mais elle est faite de faux-semblants qui cachent mal la misère programmatique sur le sujet du candidat sortant, tandis que son adversaire d’extrême‑droite et ses recettes d’une inanité ahurissante ne feraient clairement qu’accélérer la chevauchée écocidaire de la France.

Emmanuel Macron a beau avoir promis, lors d’un meeting samedi dernier à Marseille, vouloir nommer un Premier ministre chargé de la « planification écologique » et doubler le rythme de la décarbonation par rapport aux objectifs actuels, entre autres perches tendues aux électeurs préoccupés par le climat, le scepticisme reste de mise quant à la réalité de son engagement. Il suffit de comparer son programme de 2017, quand il se présentait comme le héraut de l’Accord de Paris, et les arbitrages pris en cours de quinquennat, pour que le doute s’installe. Un des temps forts de cette descente aux enfers a été le simulacre de participation citoyenne qu’a été la Convention citoyenne pour le climat, créée en réponse à la mobilisation des gilets jaunes. Le gouvernement s’est empressé d’ignorer la plupart de ses recommandations alors qu’Emmanuel Macron s’était engagé à les reprendre toutes « sans filtre ». Il n’en a déployé en fin de compte que dix pour cent, selon un pointage du site Reporterre. Exit les mesures demandées par la Convention telles que la limitation de vitesse à 110 km/h sur les autoroutes, l’interdiction de la pub pour les SUV, la limitation du trafic aérien intérieur (seules huit liaisons métropolitaines ont été mises à l’index), une protection accrue des forêts… Disposant d’une majorité à l’Assemblée nationale, le président n’a pas l’excuse d’avoir dû composer avec des alliés récalcitrants : C’est bien, selon l’analyse de Reporterre, « une approche libérale » qui a prévalu sous forme de « mesures anecdotiques » choisies non pas à l’aune de leur impact sur le réchauffement, mais parmi celles qui étaient le plus compatibles avec le système économique actuel.

La candidate du Rassemblement national égrène quant à elle, dans un livret de dix-huit pages, un projet qui se réclame de manière grandiloquente d’une « écologie positive » fondée sur une « transition localiste », mais dont deux mesures-phares sont proprement atterrantes : un « moratoire sur l’éolien et le solaire » et même, pour les éoliennes, leur « démantèlement progressif ». Ce qui devrait suffire pour disqualifier toutes ses autres propositions, tant le refus des renouvelables va à l’encontre de l’urgence climatique et de l’évolution des coûts des différentes technologies de production d’énergie. Alors que son rival mise depuis quelques mois sur une relance résolue de l’énergie nucléaire, dont même les experts nucléocrates doutent de la faisabilité, elle a choisi la surenchère irréaliste en garantissant aux électeurs la construction de cinq paires d’EPR pour une mise en service en 2031 et de cinq paires d’EPR de nouvelle génération pour 2036 (contre « au moins » six paires pour Macron, dont le premier réacteur entrerait en service en 2037).

Confrontés à cette alternative navrante entre le « climato-hypocrite » et la « climatosceptique », les qualificatifs dont les deux candidats se sont mutuellement affublés lors du débat de mercredi soir, de nombreux électeurs français pour qui le climat compte semblent se résoudre au vote de barrage, préférant le bulletin Macron au vote blanc ou à l’abstention. C’est le cas d’au moins 36 pour cent de ceux ayant voté pour Jean-Luc Mélenchon (45 pour cent n’ont pas exprimé d’intention de vote) et de 66 pour cent de ceux ayant voté pour Yannick Jadot, selon un sondage Ipsos pour Le Monde publié mercredi. 

Le déficit démocratique que révèle la quasi-disparition des questions climatiques et environnementales de cette campagne est au moins en partie à mettre sur le compte de certains traits propres aux institutions françaises, dont le présidentialisme fort et le mode de scrutin majoritaire. Conçus pour doter en toutes circonstances le pays d’un gouvernement stable, ils contraignent singulièrement les débats.

Mais il s’explique aussi par la nature du paysage médiatique, dont des pans non négligeables se sont fortement droitisés ces dernières années suite à des acquisitions menées par des capitaines d’industrie archi-conservateurs, et par des pratiques journalistiques qui privilégient les sujets à la fois simples et propices à la controverse, la plupart des journalistes fuyant les questions liées au climat par manque de compétence et du fait de la quête éperdue de buzz qui leur tient lieu de conscience. Selon les estimations de l’« Affaire du siècle », un regroupement d’ONG environnementales qui a réussi à faire condamner le gouvernement français pour son inaction climatique, le climat n’a occupé que cinq pour cent des débats sur les grandes chaînes télévisées.

Comment s’étonner dès lors que la question de l’habitabilité future de notre planète cède la place à des polémiques communautaristes ou des querelles de redistribution ? Lorsque des dispositifs conçus pour garantir la résilience des institutions et protéger la société des turbulences en tous genres finissent par favoriser une rigidité et un immobilisme qui alimentent directement les impacts prévisibles des bouleversements climatiques et écologiques, il ne reste plus qu’à espérer que la capacité d’indignation chère à Stéphane Hessel ne se soit pas complètement émoussée dans le cœur des citoyens et que ceux-ci parviennent malgré tout à mettre ces institutions au service de leur survie.

Jean Lasar
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