Mélanger les viandes

Hippiatres et psychiatres

d'Lëtzebuerger Land vom 08.03.2013

« Le cheval (…) ne devra figurer sur la table que dans les temps difficiles. Alors, seulement alors, identifiez le cheval au bœuf et préparez-le comme vous voudrez ou comme vous pourrez. » Qui pourra nier que nous vivons aujourd’hui des temps difficiles et trouver peu chevaleresques ou cavalières les recettes des cuisiniers de Findus et autres Picard qui, fins littéraires, ont chevauché ces lignes extraites de Mon dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas pour préparer leurs lasagnes ?

Reprocherons-nous alors aux marmitons de ces marques d’avoir été trop à cheval sur les principes de l’étiquetage ? Et d’ailleurs ne dit-on pas des aliments qu’ils sont « à cheval » quand l’un des éléments en chevauche un autre ? Un bifteck à cheval est ainsi un steak sur lequel galope un œuf au plat. Et d’ailleurs, le plat-même de « Paerdsbiftek », cher aux bistrotiers luxembourgeois, n’est-il pas une invitation à mélanger les viandes ? Et que de dire du « roast-beef » des anglais qui a vite fait de se métamorphoser en « rosbif » en Alsace ? La langue s’est donc depuis toujours jouée de la traçabilité et la société Spanghero n’a finalement rien fait d’autre que de prendre les maux à la lettre. Les « forts des Halles », ces anciens bouchers du Ventre de Paris, ont inventé le louchebem, un argot qu’ils étaient seuls à comprendre, et qui leur servait à tromper le chaland sur ce qu’ils lui vendaient. La langue est donc aussi louche que la louche qui sert les lasagne fabriquées à Capellen et elle se mélange encore plus les sabots en parlant d’un cheval bien gigoté ou encore d’une selle d’agneau.

Les vieux chevaux de retour de la presse paresseuse ont fait leur cheval de bataille de cette supercherie alimentaire, alors que la viande hippique trouvée dans les plats surgelés pourra peut-être jouer le rôle bénéfique d’un cheval de Troie introduit dans la forteresse des marchands de la mal-bouffe. Espérons que la cavalerie n’arrivera pas, une fois de plus, trop tard et qu’elle combattra le mal par des remèdes de cheval : l’État pourrait par exemple taxer plus fortement les sociétés frauduleuses en réintroduisant les chevaux fiscaux.

Ne montons donc pas sur nos grands chevaux et soyons bonne pâte dans cette affaire en réchauffant nos lasagne dans une cocotte-minute pour en faire sortir des chevaux vapeur. Et que ceux qui continuent de râler mangent donc avec les chevaux de bois !

Quant au pauvre petit cheval blanc, cher à Brassens et à Paul Fort, pourquoi ne pas le délivrer enfin de son labeur en le croquant dans une bonne blanquette, arrosée, bien sûr, d’un verre de Cheval Blanc qui, nouvelle tromperie, est en fait un vin rouge. Les sociétés Spanghero et Bernard Arnault, même combat je vous dis !

De l’hippiatrie, médecine vétérinaire du cheval, à la psychiatrie, médecine humaine du sentiment, il n’y a qu’un pas de trot qu’il n’est pas trop tôt de franchir maintenant. L’homme, depuis toujours, range les animaux en trois catégories : ceux qu’on lange, ceux qu’on mange et ceux qu’on dérange. Selon sa culture, son époque, voire sa classe sociale, l’être humain réarrange ces classes dont les frontières deviennent alors plus ou moins poreuses. Il y a d’abord les animaux de compagnie, les chats pour les gens de gauche, les chiens pour les gens de droite et les petits oiseaux pour les solitaires. Il y a ensuite les animaux dits domestiques élevés de plus en plus industriellement, comme du « minerai », pour nous nourrir et vêtir de leurs produits et de leur chair. Il y a enfin les bêtes de trait et de labeur que nous dérangeons pour qu’ils nous prêtent leur force de travail. Le porc est, si j’ose dire, à cheval entre les deux dernières catégories, car si les gastronomes nous disent que « tout est bon dans le cochon », les zoophiles (comme l’« écrivaine » Marcela Iacub dans son dernier torchon Belle et bête) estiment que tout est à prendre et à baiser chez lui.

Revenons maintenant, non pas à nos moutons, mais à nos chevaux pour constater qu’ils sautent allègrement, comme dans les compétitions de saut, d’une classe à l’autre. Dans les sociétés agricoles et préindustrielles pauvres, les équidés s’échinaient à la tâche jusqu’à ce que mort s’en suive, avant que, par amour et pitié, un vétérinaire anglais ne donnât le goût de la viande chevaline au bon peuple. Désormais, afin de garder un semblant de qualité et donc de prix à la viande des chevaux arrivés en fin de course, leurs propriétaires n’avaient d’autre choix que d’améliorer leurs conditions de vie et de travail. Les classes intermédiaires se mirent alors à manger du cheval, alors que les pauvres continuaient à s’en servir comme collègues de travail et les riches à les côtoyer, comme compagnons d’armes pour les militaires, comme montures pour les jeunes filles en fleur.

Dans Totem et tabou, Freud nous dit que manger l’animal totémique est une réminiscence du meurtre primitif du père et un acte de repentir à son égard. Tuer le cochon à la ferme et festoyer ensuite avec ses abats tenait encore un peu de ce rituel. Jonathan Safran Foer, dans son beau livre Faut-il manger les animaux ? n’a donc pas tort quand il affirme que manger, c’est se nourrir et se souvenir. La mal-bouffe industrielle est de la nourriture sans souvenir et l’élevage industriel détruit le lien et la relation que l’homme a de tout temps entretenu avec son cousin, l’animal. Les étables, les poulaillers et autres écuries sont (ou plutôt étaient) visibles, un lieu de travail et aussi de visite, voire de convivialité, alors que les batteries d’élevage prolifèrent loin des yeux et des nez, et l’indifférence à la cause animale est devenue pire que la spectacularisation rituelle de la tauromachie et autres combats de coq ou courses équestres. Même mise à mort ou malmené dans ce genre de spectacle, l’animal reste un individu digne de respect et de compassion. Nous ne mangeons pas notre semblable, et la réduction de l’animal comestible à une matière première sans âme et sans visibilité est le dernier acte délirant d’une société sans mémoire qui pense s’affranchir ainsi, d’une manière non moins délirante, de sa culpabilité ancestrale à l’égard du monde animal. L’histoire des lasagne frelatées vient nous rappeler fort opportunément ces évidences et nous avertir qu’avaler un plat congelé à base de « minerai de viande » est un acte d’alimentation, sans aucun danger pour notre santé physique mais qui recèle bien des menaces pour notre bien-être psychique.

Yvan
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