« Pierre qui ne roule plus, amasse pas mal de mousse. » Ceci pourrait être la devise du livre que Gaston Carré a consacré à la descente (dans tous les sens du terme) à Jajouka, petit bled du Maroc, de l’ex-Rolling Stone Brian Jones. Un livre glauque et sans illusions, écrit non avec sympathie, mais avec l’empathie du thérapeute dépendant de la dépendance de ses ex-patients. Carré traite son sujet comme Tardi traite le Paris de la Belle-Époque et il mène son enquête avec les couleurs et la poisse de Sokal quand il met en scène l’inspecteur Canardo. Et voilà que Ravi Shankar, le gourou de Jones (dont la fille Norah porte curieusement le nom) et de bien d’autres vient de partir pour le nirwana. La poisse vous dis-je !
Le psychédélisme, sinon l’angélisme des années soixante-dix sonnaient le glas des swinging sixties et faisaient se rencontrer autour de feu le maître du sitar des boys aussi dissemblables que Brian Jones, cofondateur des Rolling Stones et Georges Harrison, guitariste des Beatles. Tout, dans la stratégie des managers et dans le cœur des fans devait opposer ces deux groupes et le miel des Beatles appelait le fiel des Stones, écrit Carré.
Sous la plume de Carré, le camarade H devient camarde et fauche les hommes comme leurs illusions. Le dernier livre de Carré est une sorte de roman initiatique à l’envers, un récit de voyageur qui revient de tout et surtout des ses amours et de ses illusions de jeunesse. Un livre dont l’atmosphère noire mais néanmoins romantique ne tue pas la lucidité de celui qui sait enfin qu’ « it’s all over now » et qu’il ne peut obtenir satisfaction. L’ex-psychologue, comme l’auteur se définit curieusement lui-même, dissèque la fascination qui émanait de l’enfant du Gloucestershire, sans faire l’impasse sur sa propre « scène primitive », quand il raconte son premier éblouissement ressenti au son d’une guitare Gibson, sensation dérobée, voire volée quelque part dans l’Est de la France, lors d’une soirée qu’on devine froide et pluvieuse. Ce furent certes des Stones de pacotille, mais la porte fut entr’ouverte. Les formules font souvent mouche quand le vécu et le savoir clinique se conjuguent pour
dire que « Brian Jones était miroir et buvard », formule dont les surdéterminations expliquent mieux que de longues périphrases l’inconscient, qu’il soit collectif ou individuel. L’auteur dresse un tableau clinique sans complaisance ni pitié de ce premier poête maudit des temps modernes, longtemps après Baudelaire et Rimbaud et juste avant Hendrix, Joplin, Morrison et Cobain.
Brian Jones se rendit donc au Maroc à la rencontre d’un groupe de musiciens qu’il allait rendre célèbres en les faisant enregistrer un album Brian Jones presents the Pipes of Pan at Joujouka. Choc des cultures, fascination et donc incompréhension réciproques, Jones passa en étoile filante à Jajouka qu’il infesta au passage, comme tous les colonisateurs, du virus de la discorde. Aujourd’hui, deux factions rivales se contestent la légitimité de cette musique dont plus personne ou presque ne s’en souvient.
Brian Jones, dans une autre vie, avait étudié les partitions de John Dowland, le chroniqueur de la mélancolie. Entre la révolution qui broie ses enfants et le soleil noir qui brûle et glace ses victimes, ce poisseux né sous le signe du poisson, ne pouvait décidément que se noyer dans une piscine du Sussex.
Gaston Carré nous livre là des fragments d’un discours amoureux du rock plus que des rockeurs. Un livre à mettre sous les branches du sapin pour le lire avec la gueule de bois des lendemains de fêtes qui ne chantent plus.