Le « hors-bilan » des États inquiète le FMI

Dette publique cachée

Luc Frieden et Giorgia Meloni au Conseil européen le 16 octobre
Foto: Conseil européen
d'Lëtzebuerger Land vom 25.10.2024

Au moment où de nombreux pays cherchent par tous les moyens à réduire un endettement dont la progression semble hors de contrôle depuis la crise du Covid, le FMI vient encore plomber l’ambiance en révélant que la dette publique est probablement plus élevée que prévu. En cause, entre autres, l’existence d’une mystérieuse « dette cachée » qui passerait sous les radars. Dans un article paru le 15 octobre 2024 sur le blog du FMI, sous le titre « Dette publique mondiale : la situation est probablement pire qu’elle ne le semble », les auteurs rappellent d’abord que d’ici la fin de l’année 2024, la dette publique mondiale devrait dépasser le seuil symbolique des 100 000 milliards de dollars, soit 93 pour cent du PIB de la planète, pour approcher les cent pour cent en 2030, ce qui représenterait dix points de pourcentage de plus qu’au début 2020, c’est-à-dire avant la pandémie. 

Mais les chercheurs révèlent aussi que, selon un autre scénario, la dette pourrait atteindre 115 pour cent du PIB dès 2027, soit près de vingt points de pourcentage de plus que la projection de base pour cette année-là. Dans les pays avancés, on serait à 134 pour cent en moyenne. Certes, la situation est très variable d’un pays à l’autre et, selon les projections, la dette devrait se stabiliser ou reculer dans environ deux tiers des pays du monde. Mais ceux où le niveau d’endettement devrait continuer à augmenter pèsent lourd dans le paysage : environ deux tiers du PIB mondial et la moitié de la dette mondiale.

Pour expliquer cette dégradation accélérée, le FMI évoque plusieurs facteurs. On a constaté dans le passé que les projections d’endettement avaient tendance à sous-estimer assez nettement les chiffres effectifs. Depuis 2009, sur une période glissante de trois ans, les ratios dette/PIB réels sont, en moyenne, supérieurs de six points aux projections présentées. Sur cinq ans l’écart peut dépasser dix points. Pour la directrice adjointe du département affaires budgétaires au FMI, l’Indienne Era Dabla-Norris, le problème peut venir du dénominateur comme du numérateur : les gouvernements sont trop optimistes concernant leurs prévisions de croissance tandis que « les réformes budgétaires visant à réduire l’endettement ne sont jamais totalement réalisées ».

Non seulement le coût politique et social de mesures d’austérité peut être dissuasif, mais, comme l’ont établi des études antérieures du FMI, les dirigeants de tous bords piochent dans les fonds publics et aggravent l’endettement, pour faire face au vieillissement et aux soins de santé, pour maîtriser la transition écologique et l’adaptation au changement climatique et pour assurer la défense et la sécurité énergétique, en raison de la montée des tensions géopolitiques.

Une autre raison pour laquelle la dette publique est finalement plus élevée que projeté tient à l’existence de « dettes cachées » non négligeables. Il s’agit de sommes dont un État pourrait être redevable en certaines circonstances. Une étude portant sur plus de trente pays sur la période 2010-2023 conclut que près de quarante pour cent de ces sommes découlent de « passifs conditionnels », à savoir d’obligations légales pour un État d’effectuer des paiements en cas de survenance d’un événement précis. Leur coût budgétaire demeure invisible tant qu’il ne s’est pas produit, mais en se concrétisant il occasionnera un prélèvement sur les fonds publics. Selon le document, la plupart des passifs conditionnels sont liés aux garanties de paiement données aux entreprises publiques. S’y ajoute le paiement de possibles arriérés, une éventualité qui compte pour 25 pour cent de la dette cachée.

La « dette publique cachée » correspond peu ou prou, en comptabilité d’entreprise, aux éléments hors-bilan, que personne ne lit jamais alors qu’ils sont riches d’enseignements sur, par exemple, les engagements de garantie ou de financement donnés par la société (comme les cautionnements accordés) ou sur son utilisation d’instruments de gestion des risques. Dans le cadre d’une analyse financière ou d’une due diligence, les éléments hors-bilan susceptibles de se traduire par un décaissement sont systématiquement reclassés en dette financière. Par son caractère conditionnel, la dette publique cachée est difficile à estimer, un exercice d’autant plus complexe que même dans les pays développés, on ne fait pas de gros efforts pour sa divulgation.

Mais il existe un problème plus inquiétant, surtout visible dans les pays à bas revenus, sans qu’il révèle forcément une volonté de dissimulation de la réalité. Dans de nombreux pays, la comptabilité nationale et l’infrastructure statistique comportent de graves lacunes, ne permettant pas d’évaluer correctement l’endettement, même si l’on sait qu’un quart des économies émergentes et soixante pour cent des économies en développement sont surendettées, et que leurs besoins annuels de refinancement ont triplé au cours des dernières années. De plus, comme l’a montré un article paru sur le blog du FMI en avril 2024 (« La dette cachée nuit à l’économie : une meilleure législation en matière de divulgation peut contribuer à limiter le préjudice », Rhoda Weeks-Brown), les législations nationales sont parfois très insuffisantes en matière d’information sur l’état des finances publiques.

L’auteur cite une étude conduite sur un échantillon de soixante pays, dont trente pour cent ne possèdent pas de lois ou de règlements obligeant à divulguer des données sur la dette publique. Moins de la moitié exigent la fourniture de rapports sur la gestion des finances publiques. Un tiers d’entre eux n’ont même pas défini clairement les dettes qui devraient faire l’objet d’un suivi régulier. Selon une étude de la Banque mondiale publiée en septembre 2024 (dans laquelle les auteurs ont étudié un échantillon de données sur la dette de 146 pays sur un demi-siècle), il existe une sous-déclaration généralisée des dettes publiques évaluée à mille milliards de dollars soit plus de douze pour cent du total des emprunts souverains des pays étudiés, hypothèse basse. L’attitude de certains créanciers n’aide pas : la moitié des prêts accordés par la Chine, désormais le plus grand créditeur officiel du monde, n’apparaît pas dans les statistiques de la Banque mondiale.

L’état réel de l’endettement finit par apparaître dans les périodes difficiles, souvent à l’occasion de la mise en place de programmes de redressement du FMI, d’opérations de restructuration de dette ou pis encore de défauts souverains, de plus en plus fréquents depuis 2022 (une dizaine de cas en deux ans). Lorsque la Zambie et le Tchad ont demandé une restructuration de leur dette en 2021, il leur a fallu plus de six mois pour rassembler des données complètes sur la dette et les réconcilier avec les registres de leurs créanciers. Dans tous les cas une dette « non apparente » élevée signifie des pertes plus importantes pour les créanciers.

Si la dette publique est plus importante qu’elle ne le semble, les mesures budgétaires actuelles ne sont pas suffisantes pour espérer la réduire ou simplement la stabiliser. L’accroissement de la dette est la conséquence du maintien, et parfois de l’aggravation, de déficits budgétaires annuels, eux-mêmes liés à un « effet de cliquet » sur les dépenses tandis que les recettes, en grande partie indexées sur la croissance économique, stagnent ou diminuent. Il faut tenter un rééquilibrage progressif en jouant à la fois sur l’augmentation de la fiscalité et sur la maîtrise des dépenses.

Selon le FMI, un effort budgétaire équivalent à 3,8 pour cent du PIB chaque année serait nécessaire d’ici à la fin de la décennie (en moyenne mondiale). Or les rééquilibrages actuels des finances publiques, à supposer qu’ils soient intégralement réalisés, ne s’élèvent qu’à 1 pour cent du PIB en moyenne sur la même période. Il faudrait donc faire pratiquement quatre fois plus. Pour amortir les conséquences économiques d’un tel durcissement budgétaire, les pays concernés bénéficient actuellement d’une « fenêtre de tir » favorable, avec la modération de l’inflation et la baisse des taux directeurs par les banques centrales. En revanche, surtout dans les pays où il est prévu que la dette continue à augmenter, comme l’Afrique du Sud, le Brésil, la France, les États-Unis, l’Italie et le Royaume-Uni, reporter les mesures rendra l’ajustement nécessaire encore plus élevé. « Tout atermoiement est risqué : l’expérience de certains pays montre que le maintien d’une dette élevée peut déclencher des réactions négatives sur les marchés financiers et limiter la marge de manœuvre budgétaire en cas de chocs négatifs », écrit le FMI.

 

« Supportabilité »

Les documents publiés récemment par le FMI ou la Banque mondiale font l’impasse sur une question pourtant cruciale quant à la « supportabilité » de la dette d’un pays. Il s’agit de sa détention. Plus elle est aux mains de non-résidents, plus elle est considérée comme « fragile ». Il est notoire que si le Japon a pu accumuler une dette publique colossale, plus de 250 pour cent du PIB, record des pays développés, contre quarante pour cent il y a trente ans, c’est en grande partie parce qu’elle est, à plus de 85 pour cent, souscrite par des acteurs économiques locaux. La même situation se retrouve à Singapour (dette publique de 162 pour cent du PIB, presque intégralement domestique).

Aux États-Unis, la dette publique est importante, avec plus de 120 pour cent du PIB, mais les non-résidents n’en détiennent que 23 pour cent. Même configuration en Italie : ce pays est le plus endetté de l’UE après la Grèce, avec quelque 137 pour cent du PIB mais la part de l’étranger dépasse à peine le quart. En revanche dans d’autres pays européens très endettés comme la France et la Belgique (respectivement 112 et 108 pour cent du PIB contre 82 pour cent en moyenne), la part des non-résidents est nettement plus élevée : plus de 47 pour cent en France, près de 55 pour cent en Belgique, ce qui rend ces deux pays très dépendants de leurs créanciers étrangers.

Georges Canto
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