Différentes lectures sur la trajectoire de l’inflation et sur la manière de réduire les taux directeurs

L’heure de la baisse

d'Lëtzebuerger Land vom 06.09.2024

Le nom de Jackson Hole ne dit probablement rien au grand public. C’est pourtant dans cette petite ville de 11 000 habitants, au cœur du Wyoming, à 1 900 mètres d’altitude, que se prennent chaque été des décisions qui concernent l’ensemble de la planète. Depuis 1978, les banquiers centraux d’une cinquantaine de pays ou zones économiques s’y donnent rendez-vous tous les étés pour discuter pendant deux jours de manière informelle de questions économiques et monétaires et pour harmoniser leurs politiques. Pas de prise de parole, ni de communiqué final, mais traditionnellement la réunion s’achève par un discours du président de la Fed américaine, qui donne le ton pour son pays et, généralement, pour le reste du monde.

Celui du 23 août 2024 était particulièrement attendu, quelques semaines avant la prochaine décision de la Fed sur ses taux directeurs. Les professionnels de la finance n’ont pas été déçus. En déclarant « le temps est venu pour un ajustement de la politique monétaire », Jerome Powell a bien laissé entendre, à défaut de le dire explicitement, que la baisse des taux tant espérée serait annoncée le 18 septembre, une des raisons évoquées par lui étant que « l’inflation est sur un sentier durable de retour à deux pour cent ». La hausse des taux d’intérêt des banques centrales, entamée en 2022, avait pour but de juguler l’inflation apparue à l’automne 2021, pour cause de reprise de la demande après la crise sanitaire, et boostée à partir de février 2022 par les conséquences économiques de l’agression russe en Ukraine.

Ainsi, dans l’UE, la hausse des prix en 2021 a doublé celle enregistrée en 2019 (2,89 % contre 1,44 %) avant de s’envoler en 2022 à des niveaux inconnus depuis plus de quarante ans (9,32 %). Mais le reflux a été entamé en 2023 et les chiffres de l’été 2024 sont très encourageants. Dans la zone euro, où l’objectif de la BCE est de ramener l’inflation à deux pour cent à la fin de 2025, la hausse des prix aura été de 2,2 pour cent en août en glissement annuel. Plusieurs grands pays de la zone, comme la France et l’Allemagne sont passés sous la barre des deux pour cent en août, pour la première fois depuis trois ans. Tandis que l’Italie, qui y était déjà, affichait un remarquable 1,1 pour cent.

Aux États-Unis, l’indice PCE, bien que n’ayant pas encore atteint le niveau souhaité de deux pour cent, marquait néanmoins en juillet une progression de seulement 2,5 pour cent en un an, contre 4,12 pour cent en 2023. La baisse des prix a été spectaculaire et, surtout, elle s’est produite bien avant l’échéance prévue. Dans la zone euro le rythme annuel, qui était encore de 8,38 pour cent en 2022 et de 5,42 pour cent en 2023, sera probablement égal ou inférieur à deux pour cent en 2024, alors qu’au printemps on prévoyait près de 2,5 pour cent pour l’année. La hausse aura donc été divisée par quatre en deux ans ! Cette situation se produira avec un an d’avance sur les prévisions les plus optimistes.

En octobre 2022, le FMI imaginait un taux d’inflation mondial de 4,1 pour cent en 2024, et en juin 2023 la BCE prévoyait une hausse des prix de trois pour cent en 2024 pour la zone euro. En pratique, le résultat flatteur de l’été 2024 aura été atteint grâce à la baisse plus forte qu’attendue du prix de certains biens, notamment l’énergie et l’alimentation. En France par exemple, en août 2024, les prix de l’énergie étaient de 0,5 pour cent supérieurs à ceux d’août 2023, alors qu’ils avaient augmenté de sept pour cent entre l’été 2022 et l’été 2023. Même chose pour les prix alimentaires, supérieurs d’à peine 0,5 pour cent à leur niveau d’août 2023, contre +11,2 pour cent dans l’année précédente. Comme conséquence, l’inflation sous-jacente, qui ne tient pas compte des prix de l’énergie et de l’alimentation, reste à un niveau (2,2 %) légèrement supérieur à celui de l’inflation générale.

De plus, au sein de l’inflation sous-jacente, malgré une faible progression des prix des produits manufacturés, la hausse des prix des services est supérieure à la moyenne et repart même à la hausse (+3,1 % en août en glissement annuel, contre 2,6 %). Dans la zone euro l’inflation sous-jacente, qui se situe à 0,6 point au-dessus de la moyenne générale (contre un écart de 0,1 point aux États-Unis) s’est révélée légèrement supérieure en août à ce qu’elle était en juillet (2,8 % contre 2,7). Il reste qu’avec une tendance globalement aussi favorable sur l’inflation, et sous la menace d’un ralentissement voire d’une récession dans certains pays, il était difficile aux banques centrales, dès le printemps 2024, d’éviter d’amorcer une baisse des taux. C’est ce qu’a fait la BCE dès le 6 juin, et l’on s’attend à un nouvel assouplissement à l’issue de sa réunion du 12 septembre, ce qui serait « juste et sage » selon le gouverneur de la Banque de France. La Banque nationale suisse (BNS) l’avait précédée dans cette démarche dès la fin mars, la Banque du Canada et la Banque d’Angleterre ayant suivi fin juillet.

Aux États-Unis, même si rien n’est encore fait, l’intransigeance de la Fed commençait à poser un problème politique en pleine année électorale, sur fond d’animosité de Donald Trump envers Jerome Powell, pourtant républicain comme lui, l’ancien président ayant dit regretter de l’avoir nommé en février 2018. La baisse des taux suscite de grands espoirs chez les ménages, bloqués dans leurs projets immobiliers et dans les entreprises de tous les secteurs. Celui de la construction de logements neufs, sinistré (d’Land, 23.08.2024) entrevoit le bout du tunnel.

Mais les espoirs pourraient être déçus. Les baisses prévisibles s’annoncent plutôt faibles, ce qui serait insuffisant pour relancer la demande de capitaux par les ménages et les entreprises. Ainsi, si la BCE ramenait son principal taux directeur, le « refi », à quatre pour cent, ce ne serait jamais que le retour au niveau qui prévalait en juin et juillet 2023. D’autre part, si le mouvement de baisse se confirme, les investisseurs pourraient attendre des jours meilleurs, ce qui freinerait la reprise à très court terme. Cet attentisme se rencontre par exemple en France sur le marché du crédit immobilier où les taux ont baissé de 0,6 point depuis janvier 2024. L’Observatoire du crédit au logement envisage un niveau compris entre 2,75 et 3,25 pour cent en fin d’année. Mais de nombreux acquéreurs potentiels peuvent trouver que ces taux sont encore trop élevés pour eux et patienter quelques mois de plus pour bénéficier de meilleures conditions.

Il semblerait qu’au sein de la BCE le rythme de la baisse soit matière à discussion. Une partie du conseil des gouverneurs, minoritaire, est surtout préoccupée par les risques de ralentissement voire de récession avec une hausse du chômage. Ils plaident pour une réduction significative des taux directeurs, ou pour une réduction modérée, mais très fréquente. La majorité du conseil est davantage convaincue de la résilience des économies de la zone euro et craint que la hausse des prix ne soit pas totalement éradiquée (en se fondant notamment sur l’inflation sous-jacente) ce qui justifierait le maintien d’un objectif de deux pour cent fin 2025 et une réduction lente et régulière des taux, voire une pause si nécessaire. Le 30 août, l’économiste allemande Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, a ainsi déclaré que « les inquiétudes liées à l’inflation doivent l’emporter sur celles liées à la croissance ». L’économiste en chef de la BCE, l’Irlandais Philip Lane, était sur la même ligne en estimant qu’une politique monétaire restrictive demeurait nécessaire.

Pour le moment les chiffres de la croissance et de l’emploi dans certains grands pays de la zone euro (France et Allemagne) leur donnent tort, et le directeur de l’institut statistique français a estimé « qu’il n’y a pas de raison de s’attendre à une reprise de l’inflation à un rythme différent de celui actuel ». En tout cas, les États-Unis ont fait le choix opposé, en décidant de se focaliser désormais, non plus sur le taux d’inflation, mais sur les chiffres de l’emploi. Jerome Powell a en effet déclaré le 23 août que « la Fed fera tout pour soutenir le marché du travail ». Il ne reste que, des deux côtés de l’Atlantique, le niveau jusqu’auquel les taux pourraient baisser n’est jamais abordé. Il existe un consensus sur le fait qu’on ne retrouvera jamais de taux directeurs nuls, encore moins négatifs. Mais ce sont les taux d’intérêt réels qui méritent attention, car leur niveau n’est pas anodin.

Malgré leur hausse en valeur nominale en 2022 et 2023, les taux directeurs restaient inférieurs à l’augmentation des prix. Les taux d’intérêt réels étaient donc négatifs, une configuration défavorable aux épargnants mais favorable aux emprunteurs, qui rappelait celles des années 70, mais aussi celle d’avant 2022. À partir de 2024, les taux d’intérêt directeurs, en valeur nominale, redeviennent supérieurs, malgré leur baisse progressive, au taux d’inflation. On a dès à présent affaire à des taux d’intérêt réels positifs. Le changement de paradigme en cours aura forcément des conséquences importantes, encore difficiles à estimer, sur l’épargne et sur l’investissement. p

Craquements

Dans plusieurs pays européens, une croissance atone aura été le prix à payer pour réussir à vaincre l’inflation. Les chiffres sont éloquents : depuis février 2020, soit en quatre ans et demi, le PIB allemand n’a augmenté que de 0,7 pour cent et le PIB français de 2,3 pour cent. Le chômage se situe à un niveau élevé (six pour cent en Allemagne, 7,5 pour cent en France).

De nouveaux craquements commencent à se faire entendre, rendant indispensable une baisse des taux, même si dans un premier temps son impact sera surtout psychologique. En France, le nombre de faillites a retrouvé cet été un niveau inédit depuis 2015 et les banques craignent une multiplication des incidents de paiement en fin d’année. L’emploi salarié recule dans le secteur privé, pour la première fois depuis la crise sanitaire. Le taux de marge des entreprises « recule nettement », selon l’INSEE. En Allemagne le PIB a reculé au deuxième trimestre, tiré vers le bas par la baisse de la consommation et de l’investissement. Le pays est très affecté par le marasme du marché automobile et, le 2 septembre, Volkswagen a annoncé de possibles fermetures d’usine. Mais d’autres secteurs sont touchés avec une restructuration annoncée chez Thyssen et l’annulation d’un grand projet par Intel. GC

Georges Canto
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