Les chaises d’Eugène Ionesco, farce tragique créée en 1952 vient d’être revisitée pour la scène du Théâtre national du Luxembourg, producteur du spectacle, par le fameux metteur en scène roumain et hongrois Gábor Tompa avec un duo de comédiens exceptionnels, la Roumaine Oana Pellea et le Français Patrick Le Mauff. Cette relecture nous replonge avec bonheur dans ce « théâtre de l’absurde » qui nous parle du triste état du monde et des travers de la société, du poids de la solitude et des affres de la vieillesse, de l’absence et de l’attente, de la vie et de la mort, de dignité et d’humanité.
Sur une île déserte, un couple vit isolé : le Vieux, « mon chou », et la Vieille, Sémiramis... Nous entrons de plain-pied dans leur quotidien, tout de routine et de radotages, d’histoires, comme celle du jardin, qui reviennent chaque soir, de souvenirs et de jeux de l’enfance. Inlassablement, ils font et refont les mêmes gestes, se racontent, se rassurent ou se lamentent. Un soir, alors que la fin est proche, le Maréchal des Logis (le Vieux qui aurait pu être Roi chef, Docteur chef, Acteur chef… s’il l’avait voulu dit la Vieille) convie personnalités et connaissances afin de leur délivrer, mais via un pro, un Orateur, son message, un message censé sauver l’humanité ! Cerise sur le gâteau, l’Empereur a répondu présent ! Le parterre se remplit, les hôtes s’animent, préparent les lieux (comme une salle de spectacle) pour accueillir des invités hauts en couleur. Les chaises s’accumulent…mais elles restent vides, la foule est bien là mais invisible. Le couple est débordé, par des arrivées incontrôlables, « qu’est-ce que c’est que tout ce monde ? » s’affolera la Vieille. Tout ce beau monde attend l’Orateur...
Dans la belle mise en scène de Gábor Tompa, la pièce d’Ionesco se révèle en même temps intemporelle et d’une grande actualité, faisant écho à notre monde et créant un intime dialogue – entre présence et absence, visible et invisible, dit et non-dit – qui se manifeste en de saisissants tableaux et de troublantes atmosphères. Ce texte radical, tout en ruptures, régi par une étonnante mécanique qui fait la part belle aux répétitions et aux échos, fourmille de mots qui hésitent, de paroles fracturées, de propos sans dessus dessous. Si la mise en scène en souligne subtilement le côté clownesque, elle en accentue aussi l’étrangeté et le fantastique. À la fin du spectacle, le metteur en scène créera la surprise en choisissant pour Orateur un robot, signe d’un monde technologique qui prend aujourd’hui le pas sur l’humain. Alors que le couple disparaît lentement vers le fond de la scène, comme dans un film de science-fiction, l’homme-machine (arrivé comme une star dans un nuage de fumée) reste seul sur le plateau, mais il est bien incapable de parler.
Oana Pellea, dans un jeu très expressif et avec une gestuelle chorégraphique bien marquée, et Patrick Le Mauff, dans une composition très nuancée, livrent une incroyable performance. Tout en jouant sur différents registres et insufflant une bonne dose de poésie à leurs personnages, ils incarnent deux êtres abandonnés, attachants et fragiles, décalés et lunaires, si vieux et si enfantins. Ils ont le visage fardé de blanc et sont vêtus de costumes dépareillés et vieillots, hors du temps, comme ce tricot aux losanges colorés (digne d’un Arlequin) que le Vieux porte. Clowns ou marionnettes, ils jonglent habillement entre verbe et geste, se rejoignant dans des situations burlesques, absurdes ou oniriques... ou s’éloignant dans des dialogues parallèles, le Vieux avec la Belle, la Vieille avec le photograveur, révélant par-delà leur complicité une irréductible solitude.
L’impressionnant décor circulaire de Dragoş Buhagiar (qui signe aussi les costumes) figure une maison, vieille et délabrée, entourée d’eau (surface noire miroitante devant la scène) aux innombrables portes et aux innombrables chaises, toutes en bois, toutes différentes, « toutes avec une autre histoire », qui arrivent de partout et encombreront bientôt l’espace.
Ce décor à la fois abstrait et concret, vide et plein, est mis en relief par de beaux jeux de lumière contrastés et une création sonore efficace de René Nuss, qui contribue à amplifier l’inquiétante étrangeté qui s’installe. Grâce à des musiques multiples (d’une envolée symphonique à un air de guinguette) et des effets bien caractérisés (sonneries ininterrompues et sirènes stridentes), l’impression d’accumulation, d’accélération, de débordement de tout en tout se renforce… inexorablement.
Un beau spectacle de l’urgence où rires et émotions plurielles sont au rendez-vous.