Édito

Plafonnement

d'Lëtzebuerger Land du 25.10.2024

Depuis le début du mois, l’OGBL s’inquiète de la possible délocalisation de postes de travail de SES en Inde et de la suppression de 300 emplois, dans le sillon de la fusion avec Intelsat. Le syndicat s’en émeut d’autant plus que l’opérateur de satellites détenu à 17 pour cent par l’État (lequel dispose aussi d’un tiers des droits de vote) a renouvelé en 2022 un plan de maintien dans l’emploi en vigueur jusque fin 2025, ce qui correspond à des jobs financés par l’argent public. L’entreprise est née à Betzdorf en 1985 grâce à la concession de la souveraineté du Luxembourg dans l’espace. Elle a encore besoin de ses lois pour opérer les satellites en orbite. « Oui on supprime des postes partout dans le monde, y compris au Luxembourg », confirme le patron de SES, Adel Al-Saleh, dans le Wort ce jeudi. La semaine dernière, les ministres de tutelle, Luc Frieden (CSV) et Lex Delles (DP), ont déjà tenté de rassurer dans une réponse à une question des socialistes Di Bartolomeo et Fayot au sujet de ces développements chez SES : « Le siège social à Betzdorf et le nombre élevé d’employés spécialisés au Luxembourg continueront à constituer un pilier fondamental de son succès ». Il appert que le Grand-Duché est trop cher pour une partie d’entre eux. Ce n’est pas la première fois qu’une entreprise externalise dans un pays où les salaires sont moins élevés. Non bien sûr. Mais laisser partir au-delà de l’UE une expertise dans une activité sensible relève ici du choix politique. Un peu à l’image, d’ailleurs, de la brèche ouverte en 2016 dans le secret bancaire (déjà bien entamé) pour permettre aux groupes d’externaliser leur back-office à l’étranger.

Début octobre, le géant de l’audit PWC (3 700 salariés originaires de 94 pays) a lui aussi franchi un palier symbolique en ouvrant un bureau à Porto. Pas un petit bureau. 230 personnes y travaillent déjà et l’auditeur prévoit que cette coentreprise montée avec PWC Portugal emploie 700 jeunes Portugais d’ici 2027. Car, oui, il est question là-bas d’exploiter les produits de la formation universitaire portugaise pour l’industrie des fonds luxembourgeoise. De la nouvelle chair pas chère pour satisfaire le gargantuesque turnover de la firme, consommatrice ici annuellement de 1 200 à 1 400 personnes (pour n’en garder à terme que 400). L’accès à l’immobilier luxembourgeois est devenu trop onéreux pour les jeunes profils de ce membre du Big Four connu pour avoir imprimé des rulings sur du papier à en-tête de l’ACD et coécrit des textes de loi pour la Place. Dans ces maquiladoras de l’industrie financière, les salaires des nouvelles recrues n’abonderont pas les recettes fiscales luxembourgeoises (dont la principale est la retenue sur traitements et salaires). Les profits alimenteront seulement les dividendes déjà bien généreux des associés de PWC.

Selon la direction de la firme, il s’agit moins de jouer sur les coûts que d’aller chercher « les talents » (pour reprendre la liturgie d’affaires) où ils se trouvent. D’autant plus que l’attractivité du Luxembourg s’érode pour les frontaliers. Mais il y a autre chose. Face au Land (23.12.2022), François Mousel avait déjà acté l’impuissance des politiques publiques dans des domaines fondamentaux, comme le logement. « On ne s’attend plus à ce que le problème de l’immobilier soit résolu pour définir la stratégie de notre entreprise. On part du principe qu’il ne sera pas résolu », avait-il dit avant d’introduire l’idée de filiales de PWC Luxembourg à l’étranger. Cette poldérisation ne se limite pas à l’économie. Le nombre de Luxembourgeois migrant au-delà de la frontière augmente d’années en années avec une accélération sensible depuis 2019. Faut-il y voir un lien ? Cette semaine, les députés LSAP Di Bartolomeo (encore lui) et Polidori interrogent sur l’actualité du projet de construction du collège franco-luxembourgeois à Audun-le-Tiche évoqué depuis plusieurs années. On y voit en tout cas le signe d’un certain plafonnement, de la difficulté pour l’économie luxembourgeoise d’alimenter sa croissance avec les mêmes ressources que ces dernières décennies. Si bien qu’on trouve des pis-aller au-delà des frontières alors que les voisins ferment ces dernières. De quoi alimenter le débat sur le modèle de développement de cette petite économie qui, bien qu’ouverte, n’est plus si attirante.

Pierre Sorlut
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