Chacun sait que les températures ressenties sont différentes, et en cette saison presque toujours plus basses que celles qui sont mesurées par les services de la météo. Il en va de même pour le pouvoir d’achat : le ressenti ne correspond jamais à la réalité, au détriment de celle-ci. Le sentiment d’une dégradation du pouvoir d’achat est la principale raison du déclenchement de la révolte des « gilets jaunes », qui, partant de France, a essaimé dans plusieurs pays (Belgique, Allemagne, Bulgarie...). Pourtant, tous les chiffres montrent qu’en Europe le pouvoir d’achat ne cesse d’augmenter.
Le 30 novembre, en plein milieu de ce mouvement populaire, l’institut allemand GfK a publié son étude annuelle Purchasing Power Europe. Après avoir analysé 42 pays, il conclut que le pouvoir d’achat moyen s’est élevé à 14 292 euros, en hausse de 2,5 pour cent en un an, soit 355 euros supplémentaires par personne. Depuis 2015, l’augmentation a été de 4,8 pour cent. Naturellement, il existe de très grandes différences dans les montants et les évolutions observées d’un pays à l’autre, mais la tendance globale est très nettement positive.
Cela étant, les chiffres de GfK permettent seulement d’évaluer le revenu disponible net (disposable net income) par personne. Le pouvoir d’achat est une notion plus complexe, car il mesure en réalité la quantité de biens et services que l’on peut acheter, pour un niveau de prix donné, avec le revenu disponible net.
Comme leur liste serait trop compliquée à fournir, on préfère généralement raisonner non pas sur le pouvoir d’achat à un instant t, mais sur son évolution. Celle-ci dépend à la fois de la croissance du revenu net disponible et de l’évolution des prix d’un panier de biens et de services représentatif de la consommation des ménages.
Mais même en s’en tenant à cette « approche évolutive » un peu réductrice, les chiffres officiels montrent que partout en Europe le pouvoir d’achat progresse régulièrement. Ainsi au Luxembourg, selon le Statec, le revenu disponible par ménage a augmenté de
5,3 pour cent en 2017 tandis que les prix ont crû de 1,73 pour cent, de sorte que le pouvoir d’achat s’est amélioré de 3,57 pour cent. En France, l’Insee a fait état d’une progression de 1,3 pour cent, par différence entre une hausse de 2,6 pour cent du revenu disponible en euros courants et d’une augmentation des prix limitée à 1,3 pour cent. Mais les « gilets jaunes » sont, si l’on ose dire, imperméables à ces constats statistiques, et ils sont loin d’être les seuls. Ainsi selon un sondage Ifop publié le 25 octobre, 72 pour cent des personnes interrogées en France disaient que leur pouvoir d’achat a plutôt diminué depuis l’élection présidentielle. Pourquoi ?
Les raisons sont bien connues, et depuis longtemps.
Les premières sont d’ordre purement statistique, et concernent la mesure des évolutions de revenus et de prix. Les chiffres présentés sont des moyennes, qui ne peuvent s’appliquer telles quelles qu’à un « individu moyen », dont l’existence est sujette à caution. En pratique, il existe une extrême variété de situations individuelles qui empêchent de se reconnaître dans une moyenne. Cela se vérifie au niveau de diverses catégories de la population : la situation de certaines d’entre elle s’est dégradée. En France par exemple, 7,5 millions de retraités (soixante pour cent du total) ont connu depuis le début 2018 une baisse de leur pouvoir d’achat en raison du gel du montant des pensions et d’une ponction supplémentaire sous forme de cotisation sociale, qui ont fait baisser leur revenu disponible. Les fonctionnaires sont dans le même cas, et d’autres exemples catégoriels pourraient aisément être trouvés.
Quant au mouvement des gilets jaunes, il trouve son origine dans l’augmentation des taxes sur le carburant pénalisant les « populations périphériques » qui ont besoin d’un véhicule pour leurs déplacements professionnels et personnels, tandis que les habitants des centres urbains sont moins impactés. Cette situation illustre les disparités locales et régionales, actuellement mal mesurées, dans l’évolution du pouvoir d’achat.
Autre problème : dans la plupart des pays d’Europe, les instituts statistiques sont des émanations directes du ministère de l’économie ou des finances (c’est le cas au Luxembourg, en Belgique et en France). À ce titre ils sont toujours un peu suspects, étant à la fois juge et partie dans de nombreux cas de figure, de se livrer à une manipulation de l’indice des prix. Dans un ouvrage paru en octobre 2018 en France et intitulé Pouvoir d’achat : le grand mensonge, l’auteur Philippe Herlin accuse l’Insee de minorer sciemment la hausse des prix depuis plusieurs décennies, déclenchant une polémique publique avec son directeur général Jean-Luc Tavernier.
Le principal grief est de sous-pondérer certains postes de dépenses dont les prix augmentent davantage que les autres. Mais « l’effet qualité » est également en cause. Lorsqu’un produit quelconque valant par exemple 46 euros est remplacé par un nouveau, qui est vendu 50 euros, soit une hausse de 8,7 pour cent, cette augmentation ne sera pas prise en compte si le nouveau produit est de meilleure qualité que son prédécesseur. Une appréciation qui contient forcément une part de subjectivité. D’autre part, le client doit bien débourser quatre euros de plus.
Autre raison, cette fois d’ordre psychologique. Les consommateurs ont tendance à surestimer les hausses des prélèvements et celles des hausses de prix. Ce phénomène fut particulièrement frappant lors du « passage concret » à l’euro en janvier 2002. Les acheteurs ont eu l’impression, parfois bien étayée il faut l’avouer, que les commerçants profitaient de l’aubaine pour arrondir les prix au-delà d’une simple conversion des francs en euros. En fait les travaux menés depuis ont montré que l’adoption de la nouvelle monnaie n’a pas eu d’incidence significative sur les prix. Malgré tout, cette croyance reste bien ancrée, 17 ans plus tard.
Mais il existe une autre raison, insuffisamment évoquée, pour expliquer l’impression que le pouvoir d’achat stagne ou même régresse, alors que les chiffres attestent de son augmentation.
Pour la comprendre, il faut se reporter aux travaux de l’économiste français Jean Fourastié (1907-1990), un auteur prolifique surtout connu pour son ouvrage Les Trente Glorieuses publié en 1979. La période étudiée dans le livre (1946-1975) a été en France celle d’un accroissement jamais connu du pouvoir d’achat des ménages. Pourtant ces années exceptionnelles ont été jalonnées de récriminations permanentes sur le thème de la « vie chère » et de l’insuffisance des salaires.
Selon Fourastié, la meilleure manière de mesurer l’augmentation du pouvoir d’achat est de recourir à la méthode du « prix réel ». Elle consiste à exprimer le prix d’un bien ou d’un service en temps de travail nécessaire pour se le procurer. On peut raisonner sur une rémunération horaire, hebdomadaire ou mensuelle, et considérer le salaire minimum, moyen ou médian.
Ainsi au Luxembourg, où le salaire minimum pour un adulte qualifié est actuellement de 2 458,25 euros par mois, ou 14,21 euros par heure, une voiture valant 20 000 euros a un prix réel de 8,13 mois de salaire ou encore de 1 407,46 heures de travail.
Les résultats des comparaisons dans le temps sont impressionnants. Les prix réels ont baissé pour la quasi-totalité des biens et des services (le prix réel des logements, stable de 1970 à 2000, s’est en revanche envolé ensuite). Pour un revenu donné, on peut donc en acquérir davantage. C’est la définition même du pouvoir d’achat. Jean Fourastié montrait qu’il avait beaucoup augmenté dans les années cinquante à 70 et moins par la suite, mais de manière néanmoins incontestable. Ses disciples, et notamment sa fille Jacqueline, ont poursuivi ses travaux et publient régulièrement, sur un site dédié, une grande quantité de données : 1 400 séries de prix, dont certaines commencent en 1875.
La progression continue du pouvoir d’achat sur plusieurs décennies est due au progrès technique qui a dopé la productivité du travail. C’était d’ailleurs le thème du livre qui a fait connaître Fourastié en 1949, intitulé Le grand espoir du XXe siècle. L’auteur y montrait notamment que, la productivité progressant moins vite dans les services que dans l’agriculture ou l’industrie, leur prix réel ne change pas beaucoup dans le temps. Il prenait pour exemple la coupe de cheveux pour homme dont, effectivement, le prix réel actuel est comparable à celui qu’il était.. en 1900 (avec tout de même des hauts et des bas entretemps). En revanche le prix réel des biens manufacturés s’est effondré : en 1960, l’achat d’une petite voiture neuve type 2 CV Citroën représentait environ neuf mois du salaire moyen. En 2018, sa lointaine héritière la Citroën C1, incomparablement plus perfectionnée, coûte dans sa version de base 4,5 fois le salaire net moyen mensuel, soit deux fois moins. En 1970, un téléviseur couleur basique valait quatre mois de salaire net moyen. Aujourd’hui le prix réel d’un appareil de milieu de gamme est d’environ une semaine de travail.
Néanmoins, pour Fourastié, et c’est là le cœur du problème, cette évolution n’est pas perceptible sur une courte période. Il faut plusieurs années pour qu’elle soit ressentie concrètement. Son bestseller est d’ailleurs sous-titré « la révolution invisible ». Par conséquent la population ne peut pas se rendre compte sur seulement un ou deux ans de la progression de son pouvoir d’achat. Sur cette courte durée, elle n’enregistre que les évolutions, parfois très ponctuelles ou limitées, qui se font à son détriment : stagnation ou baisse du revenu, du fait de la hausse de certains prélèvements fiscaux et sociaux et/ou augmentation de certains prix importants au quotidien (énergie, transports...). Au passage se trouve démontrée l’inanité des promesses des hommes politiques qui, sur un horizon réduit, se veulent les « champions du pouvoir d’achat ». En France Nicolas Sarkozy, notamment, l’a appris à ses dépens.