Le Credit Suisse Research Institute publie son rapport annuel

Une richesse mondiale en trompe-l’œil

d'Lëtzebuerger Land du 23.11.2018

Parmi tous les « wealth reports » publiés chaque année par des grands cabinets de conseil ou des banques, celui de l’institut de recherche du Credit Suisse (CSRI) occupe une place à part. En effet il ne s’intéresse pas seulement au segment des « riches » (high-net-worth individuals) mais aux quelque cinq milliards d’adultes vivant sur la planète ! De plus, il ne prend pas uniquement en compte leurs « actifs investissables » mais l’ensemble de leurs avoirs, immobilier résidentiel, bijoux et biens durables compris. Mais sa neuvième édition, parue en octobre 2018, offre une vision en trompe-l’œil de la richesse mondiale à cause en particulier du poids de la Chine.

Au milieu de l’année 2018, le patrimoine net des personnes adultes dans le monde atteignait 317 000 milliards de dollars, en hausse de 4,6 pour cent en un an et de près d’un tiers depuis 2013. Les États-Unis pèsent à eux seuls 31 pour cent du total mondial avec une hausse constante et régulière de la richesse des ménages, ce qui pour le CSRI « est un des constats les plus marquants de l’étude ». Depuis 2011 déjà, la Chine occupe la deuxième place avec une part de 16,4 pour cent, devant le Japon, même si elle reste loin derrière lui en termes de richesse moyenne (47 810 contre 227 240 dollars).

L’évolution de la « pyramide des richesses » donne le sentiment d’une amélioration du sort des habitants de la planète. Au cours des cinq dernières années, la proportion d’adultes dont le patrimoine est inférieur à 10 000 dollars a diminué de presque cinq points, passant de 68,7 à 63,9 pour cent. Selon le CSRI, elle devrait franchir la barre des soixante pour cent dès 2024, alors qu’elle était encore de 80 pour cent en 2000. Leur part dans la richesse totale a également baissé passant de trois pour cent à 1,9 pour cent depuis 2013.

Mais cela ne signifie pas pour autant que les inégalités régressent, contrairement aux dires de l’économiste britannique Anthony Shorrocks, un des auteurs du rapport. Car, parallèlement, il y aussi davantage de « riches », et ils sont de plus en plus fortunés. Considérons le cas des millionnaires : en 2013, ils étaient au nombre de 32,7 millions et détenaient 98 700 milliards d’actifs soit 41 pour cent du total. En cinq ans, leur nombre a augmenté de 29 pour cent et leur richesse de 44 pour cent ! Ils contrôlent aujourd’hui 44,8 pour cent du total.

En conséquence, l’écart entre le haut et le bas de la pyramide n’a pas diminué. Sur la base de la richesse moyenne dans chaque segment, il a même nettement augmenté passant de 1 à 1 350 à 1 à 1 750 ! En fait, la pyramide tout entière s’est déplacée vers le haut. On pouvait s’en douter en constatant que, de 2013 à 2018, la richesse moyenne a davantage augmenté que la médiane : cette dernière est passée de 4 000 à 4 210 dollars soit seulement 5,25 pour cent de plus, tandis que la moyenne a progressé de 51 607 dollars à 63 100, soit une hausse de 22,3 pour cent, tirée vers le haut par la croissance du nombre de riches et de leurs avoirs.

En 2000, les 1 pour cent les plus riches contrôlaient 47,1 pour cent du total des actifs. Cette part a ensuite nettement diminué pour atteindre 42,1 pour cent en 2011. Mais avec quelques années de retard, la crise de 2008-2009 s’est traduite par une remontée des inégalités, de sorte que les 1 pour cent les plus riches (soit environ cinquante millions de personnes) détiennent désormais 47,2 pour cent du total, quasiment le même chiffre qu’il y a près de vingt ans. Retour à la case départ.

Malgré ce constat, il y aurait de quoi se réjouir de voir de plus en plus de gens sortir de la pauvreté et accéder progressivement à la « classe moyenne ». En effet, corrélativement à la diminution de la part des détenteurs de petits patrimoines, celle des adultes se situant dans une fourchette allant de 10 000 à 100 000 dollars d’avoirs nets ne cesse d’augmenter : elle a doublé depuis 2000 pour atteindre 26,6 pour cent du total mondial, ce qui représente 1,33 milliard de personnes.

Mais, à y regarder de plus près, ce glissement vers le haut n’a rien de général. Il s’agit en fait d’un phénomène presqu’exclusivement chinois. Sur les 267 millions de nouveaux membres de cette « classe moyenne » entre 2013 et 2018, plus de 250 millions sont en effet des Chinois, soit 93 pour cent !

La forte croissance économique de ce pays a provoqué une élévation rapide et importante du niveau de vie, de sorte que 59 pour cent des adultes détiennent aujourd’hui un patrimoine net compris entre 10 000 et 100 000 dollars, contre 39 pour cent en 2013, soit vingt points de plus en seulement cinq ans, et qu’ils constituent près de la moitié (48 pour cent) du segment au niveau mondial.

La situation est radicalement différente dans les autres pays ou régions du monde. En Asie-Pacifique (hors Chine et Inde), le nombre de personnes détenant moins de 10 000 euros a augmenté de 79 millions entre 2013 et 2018, soit plus dix pour cent. Même situation en Afrique avec 74 millions de pauvres en plus (+14,7 pour cent). La zone Amérique Latine-Caraïbes connaît la plus forte progression en pourcentage : plus 20,6 pour cent, ce qui représente 52,5 millions d’adultes supplémentaires dans le segment inférieur. En revanche, dans la tranche aussitôt supérieure, celle de 10 000 à 100 000 dollars d’actifs, très représentative de la « classe moyenne » dans ces régions du monde, il y a de moins en moins de gens, aussi bien en nombre d’adultes qu’en pourcentage.

La même situation peut être observée en Inde, où le segment inférieur s’est accru de 47 millions de personnes en cinq ans, pour atteindre 772 millions d’adultes (90,8 pour cent du nombre total d’adultes) Seule consolation pour ce pays : la « classe moyenne » bien que très modeste, surtout en comparaison avec la Chine, rassemble maintenant 8,6 pour cent des adultes contre 5,2 pour cent en 2013, ce qui représente 33,3 millions de personnes en plus.

Dans les tranches supérieures de la richesse, la démographie chinoise ne facilite pas non plus une appréciation correcte de l’évolution générale. Ainsi, au cours des cinq dernières années, il y a eu dans le monde 77,3 millions de personnes supplémentaires possédant un patrimoine compris entre 100 000 dollars et un million, dont 53,7 millions de Chinois. Leur pays a donc contribué pour près de 70 pour cent à la croissance de ce segment. C’est le même phénomène de glissement déjà décrit, au profit cette fois de la tranche supérieure de la classe moyenne.

En revanche, la part de la Chine dans la croissance du nombre de millionnaires, tout en étant supérieure à celle de l’Europe, a été beaucoup plus faible : 2,5 millions de riches supplémentaires sur un total de 9,5 soit 26,2 pour cent. Une situation qui s’explique par le fait que la Chine est globalement un pays plus égalitaire que les États-Unis, l’Inde ou la Russie par exemple. Ce qui ne l’empêche pas de générer des fortunes colossales. Selon une étude d’UBS parue fin octobre, on recense aujourd’hui 475 milliardaires chinois, contre seulement seize il y a onze ans : ils représentent 22 pour cent de ce segment au niveau mondial.

En 2023, la fortune mondiale devrait franchir la barre des 400 000 milliards de dollars, une augmentation de 26 pour cent par rapport à aujourd’hui, dont un tiers sera attribuable aux pays émergents, essentiellement la Chine. Le nombre de détenteurs de petits patrimoines restera stable tandis que la première tranche de la classe moyenne s’accroîtra un rythme accéléré : alors qu’elle avait gagné 77 millions d’adultes entre 2013 et 2018, ce sont cette fois près de 200 millions de personnes nouvelles qui y feront leur entrée, pour atteindre 28,6 pour cent du total. Sans surprise, plus de la moitié seront chinois. Le segment des millionnaires, composé de 56 millions de personnes (soit quatorze millions de plus qu’aujourd’hui) « continuera probablement à être le principal moteur des flux d’actifs privés et des tendances en matière d’investissement » selon le rapport. Finalement il y aura globalement autant de pauvres sur la planète, et même davantage dans certaines régions, et comme les riches seront à la fois plus nombreux et plus fortunés, les inégalités se maintiendront à un niveau élevé.

Georges Canto
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