Politique d'asile 1999-2004

Cinq ans d'attente(s)

d'Lëtzebuerger Land vom 01.04.2004

Bien sûr qu'il sait que le projet de loi «portant accélération de la procédure d'asile», qui réformerait la loi modifiée de 1996, n'a plus aucune chance de passer les instances législatives d'ici les élections du 13 juin. «Mais je voulais surtout éviter que, dans une matière aussi sensible, l'année 2004 soit une année perdue,» estima, mercredi, le ministre de la Justice, Luc Frieden (CSV), lors de la présentation du projet de loi adopté lundi par le gouvernement réuni en conseil. 

En schématisant, le constat est simple : partout en Europe, surtout dans les pays voisins du Luxembourg, les procédures d'asile sont réformées pour devenir plus restrictives. Donc le Luxembourg risquerait d'accorder un peu plus de droits aux demandeurs d'asile. Et partout, le nombre de demandes diminue, sauf au Grand-Duché, où elles se multiplient depuis la mi-2002. Donc le gouvernement craint que les personnes déboutées ailleurs en Europe ne viennent toutes poser une demande à la galerie Konz. Pour cela, le signal se doit d'être clair : vous n'êtes pas les bienvenus! 

«La politique du gouvernement en la matière est extrêmement conséquente depuis cinq ans, souligne Luc Frieden. Ceux qui sont persécutés chez eux trouveront bien sûr chez nous la protection qui leur est due selon le statut de Genève. Mais les autres doivent partir !» Samedi dernier encore, alors que le ministre écoutait à Niederanven la présentation du programme électoral du CSV par son collègue François Biltgen, un vol de retours forcés de demandeurs d'asile déboutés est parti pour Podgorica. 

«Le Luxembourg est confronté à une augmentation massive des demandes d'asile sans qu'il y ait de conflit qui puisse expliquer cette augmentation. (...) Cet afflux massif a entraîné un allongement considérable des délais, qui atteignent aujourd'hui deux ans et plus. Cette durée excessive contribue à faire de l'asile un vecteur d'immigration irrégulière et rend largement illusoire l'éloignement effectif des demandeurs d'asile déboutés (...) Une remise à plat du système d'asile est donc urgente. Il s'agit de (...) lutter efficacement contre les demandes manifestement abusives.» 

Si la rhétorique est similaire, cet extrait d'un exposé des motifs n'est pas issu du projet de loi de Luc Frieden, mais de la proposition de loi du député ADR Jacques-Yves Henckes, poursuivant le même but de l'accélération des procédures et déposée le 17 février 2004 (document parlementaire n°5302). Le projet de loi du gouvernement serait-il une concession faite à l'ADR? Ou l'ADR aurait-il pris les devants, alors que Luc Frieden avait annoncé à plusieurs reprises qu'il comptait réformer la procédure? 

Toujours est-il que les deux textes sont rédigés dans un esprit empreint de suspicion généralisée à l'encontre des demandeurs d'asile, les nouveaux arrivants - quelque 1600 en 2003 - étant d'office considérés comme des «réfugiés économiques», qui abuseraient donc des procédures de Genève pour entrer dans la forteresse Europe. Où l'on pourrait déjà discuter de la légitimité d'une telle démarche, la pauvreté dans leur pays d'origine et l'espoir de trouver une meilleure vie ailleurs ayant motivé le plus grand nombre de migrations de l'histoire de l'humanité. Parce que, parmi les nouveaux demandeurs d'asile arrivés ces derniers mois, plutôt masculins, célibataires, Africains, certains se sont faits arrêter pour trafic de drogues, tout le groupe s'est fait stigmatiser «dealers d'Afrique de l'Ouest». Ce qui a à nouveau augmenté le degré d'hostilité dans la population - les oppositions locales aux projets de loger d'urgence quelques demandeurs d'asile en attente le prouvent. 

Afin d'accélérer toutes les procédures - et ainsi réduire encore la possibilité d'intégration des demandeurs durant ce temps-là -, Luc Frieden veut donc introduire plusieurs «filtres» qui permettraient d'éliminer les demandes considérées comme infondées de la procédure. Le premier de ces filtres est la vérification dans le réseau Eurodac de l'antériorité d'une demande d'asile dans un autre pays européen. Selon l'accord de Dublin, les demandeurs sont alors transférés dans ce pays-là, afin d'y poursuivre la procédure, ou, en cas d'une réponse négative, d'en être expulsés vers leur pays d'origine. Cette procédure vise à éviter que plusieurs pays fassent l'analyse d'un même dossier, alors que les critères de la convention de Genève seraient censés être appliqués de la même manière partout en Europe. Selon les premiers chiffres d'Eurodac, ceux de 2003, seuls sept pour cent des demandeurs étaient dans ce cas en Europe. 

Le deuxième filtre est celui de l'irrecevabilité, qui joue lorsque le demandeur d'asile a déjà obtenu une protection selon Genève - l'exemple cité par le ministre est celui d'un Africain reconnu réfugié ou en voie de l'être en Suisse. Toutefois, ce concept de «pays tiers sûr», actuellement en discussion au niveau européen, n'est pas incontesté. Le Haut commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Ruud Lubbers, estime, dans une lettre datée au 29 mars, qu'«un pays en général considéré comme sûr [peut] néanmoins ne pas être sûr pour certaines personnes». Voulant être en accord avec l'UNHCR, le ministre luxembourgeois a fait inscrire dans le texte que le demandeur ne doit pas «y être soumis à des persécutions, et sa sécurité et sa liberté n'y doivent pas être menacées». D'ailleurs le texte du projet de loi sera envoyé pour avis aux délégués Benelux de l'UNHCR, comme c'était déjà le cas lors de la réforme de 1999. 

Le troisième filtre est celui de la procédure accélérée, nouveau concept qui vise à analyser le bien-fondé d'une demande d'asile : pertinence des propos tenus lors de l'entretien, véracité des données fournies sur son identité, pays d'origine considéré comme sûr, refus de donner ses empreintes digitales (!), entrée illégale sur le territoire, menace pour la sécurité nationale ou l'ordre public... Les critères sont nombreux et souvent un peu vaseux, laissant beaucoup de liberté d'appréciation au ministre ou à ses fonctionnaires. Et portant en eux un certain risque d'arbitraire. Surtout si l'on sait qu'au Luxembourg, la reconnaissance des mariages homosexuels ou du nom de famille de la mère pour l'enfant sont refusés par le ministre parce qu'ils seraient «contraires à l'ordre public». Selon Luc Frieden, 40 à 50 pour cent des demandes pourraient être ainsi directement éliminées à ce stade.

Les dossiers restants suivraient alors la procédure classique, avec toutefois, là encore, une réduction drastique des délais de procédure. Et surtout une abolition de la double juridiction à plusieurs niveaux - donc : pas d'appel possible quant au fond. Or, au plus tard à ce moment-là, on se souviendra de l'opposition formelle du Conseil d'État lors de la réforme de 1999, lorsque Luc Frieden avait déjà essayé de réduire les possibilités d'appel à l'encontre de ses décisions administratives : «Il est en effet un fait que de nos jours on considère dans un État de droit de plus en plus le double degré de juridiction comme un droit fondamental,» écrivait-il le 11 mai 1999. 

Et de continuer : «Est-il possible de priver les demandeurs d'asile du double degré de juridiction, alors que l'article 16 de la Convention de Genève dispose que dans l'État contractant où il a sa résidence habituelle tout réfugié jouira du même traitement qu'un ressortissant en ce qui concerne l'accès aux tribunaux (même en tenant compte du fait que la disposition en question vise les personnes jouissant du statut de réfugié) ?» Pourtant, le Conseil d'État ne compte pas pour être un groupuscule d'humanistes gauchisants... Luc Frieden regrette encore aujourd'hui cette opposition formelle de 1999 et ne se dit toujours pas d'accord avec les arguments invoqués. 

«Il n'est franchement pas nécessaire de se fixer comme unique objectif de niveler les normes par le bas et de s'efforcer de décourager ou de refuser la protection à un nombre maximal de personnes,» écrit Ruud Lubbers à Bruxelles. Mais si le nombre de demandeurs d'asile est en baisse partout en Europe, le contraire est le cas au Luxembourg. Le gouvernement Juncker/Polfer veut donc émettre des signaux forts à l'adresse de tous ceux qui s'attendraient à être accueillis les bras ouverts au Grand-Duché, surtout en période de montée du chômage indigène: La barque est pleine, passez votre chemin! 

Alors que la réforme de 1999 (devenue la loi du 18 mars 2000) avait encore un volet positif, humanitaire - attribuant un statut de protection temporaire aux réfugiés du Kosovo -, cette réforme-ci n'a plus que le seul but d'accélérer les procédures, de limiter le nombre d'actes administratifs contre lesquels les demandeurs pourraient faire appel, et ainsi de pouvoir éloigner le plus grand nombre au plus vite. 

Or, en parallèle, aucune mesure n'est prise pour améliorer l'accueil, le ministère de la Famille est sous-équipé, n'a ni les moyens humains, ni les moyens financiers pour garantir des conditions de vie décentes aux demandeurs en attente. Ils n'ont d'autres droits que de dire bonjour, s'il vous plaît, merci, pardon et au revoir. De ce côté-là, la politique gouvernementale est un bel exemple d'immobilisme le plus total. Et ce bien que la population, à laquelle Jacques-Yves Henckes prête «les peurs» et «la xénophobie» montante, a toujours montré de la compassion, au moins dans la partie visible, publique, que ce soient lors les grandes manifestations de solidarité de l'été 2001 ou dans les lettres à la rédaction qui affluent encore aujourd'hui. 

Luc Frieden aime à citer l'exemple des Pays-Bas comme une possibilité de gérer efficacement les flux de demandeurs d'asile. Et prouver ainsi que le Luxembourg est bien plus généreux. Or, les Pays-Bas sont actuellement le modèle le plus décrié en Europe en la matière, pour son application très stricte des critères de Genève, ses mesures sociales radicales et son annonce de l'expulsion collective prochaine de 26000 demandeurs déboutés. Le Luxembourg a trouvé un accord avec les Pays-Bas et la Belgique pour organiser des charters de retours conjoints, un premier vol a eu lieu début mars en direction du Kosovo1.

Même si le projet de réforme de Luc Frieden passait le parlement, ce qui est peu probable, au moins avant les élections, les retours des personnes déboutées resteraient le volet le plus délicat à assumer. Déjà aujourd'hui, l'attente des papiers nécessaires pour le voyage et l'entrée du vol dans le pays d'origine constituent la phase la plus longue. Et sur ces lenteurs-là, le gouvernement n'a guère d'influence, malgré les efforts diplomatiques et les moyens financiers déployés.

 

1 Parce qu'il n'y avait qu'une seule personne déboutée au Luxembourg dans ce vol-là, le gouvernement estime d'ailleurs qu'il ne s'agissait pas d'une «expulsion collective» 

 

 

 

 

 

josée hansen
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