d’Land : En tant que ministre des Finances luxembourgeois, vous devez naviguer entre pressions internationales et attentes de la place financière, surtout en matière de fiscalité internationale…
Pierre Gramegna : J’aimerais souligner que la fiscalité n’est qu’un élément de l’attractivité du pays parmi d’autres. Nous commettons trop souvent l’erreur de nous concentrer exclusivement sur ce thème. Comme si c’était la seule raison de notre succès. Or celui-ci s’explique par le triple A, des finances publiques saines, un cadre politique stable, un écosystème bien établi, ainsi que par une boîte à outils attractive pour la gestion de fortune, l’industrie des fonds et les assurances. Nous avons également réussi à développer de nouveaux créneaux, tels que la finance verte ou la Fintech. Bien-sûr que la fiscalité doit elle aussi être attractive. Et elle l’était par le passé… à tel point que nous avons beaucoup marché sur les pieds des autres pays, et notamment de nos pays-voisins. Ceci nous a valu énormément de critiques et a fini par sérieusement endommager notre réputation. Nos règles fiscales étaient telles que nous nous sommes retrouvés sur des listes noires et que nous bloquions l’Union européenne. Alors, oui, nous les avons changées.
On peut également décider de payer le prix politique. Votre prédécesseur, Luc Frieden, a dépensé beaucoup de crédit au niveau de l’Union européenne pour retarder au maximum la mort annoncée du secret bancaire.
Ce gouvernement a dit : « Nous devons faire beaucoup plus ». Et war fënnef vir zwielef ! Si nous ne l’avions pas fait, le Luxembourg ne serait plus un pays attractif aujourd’hui. Il y aurait peut-être encore plus de pratiques douteuses et, fiscalement, on aurait peut-être gardé quelques avantages. Mais, politiquement parlant, nous aurions perdu toute reconnaissance – dans le contexte Brexit personne n’aurait été prêt à venir s’installer ici. Aujourd’hui, nous voyons que la place financière se porte bien, malgré, ou plutôt grâce aux réformes mises en œuvre en matière de transparence fiscale. Qui aurait pu s’imaginer que le paysage fiscal mondial changerait à une telle vitesse ? Que le processus Beps de l’OCDE aboutisse en à peine trois ans et demi ? Il faut se poser la question où se situe l’équilibre entre, d’un côté, rester attractif et, de l’autre, être conforme aux règles internationales. Il faut être raisonnablement attractif tout en respectant les règles. Comme État membre de l’Union européenne, le Luxembourg ne s’est pas opposé au consensus. Nous sommes parmi les premiers à transposer les règles internationales. Au même moment, le Luxembourg est un des pays au sein de l’UE qui insiste le plus pour avoir un « level playing field ». Ceci veut dire qu’il ne suffit pas que l’UE applique les règles, il faut que les autres suivent.
Durant l’été 2014, donc quelques mois avant Luxleaks, vous avez chargé le directeur de l’Administration des contributions directes, Guy Heintz, d’élaborer une base légale aux rulings. Qu’est-ce qui avait déclenché cette décision ?
Je suis content que vous souligniez que nous avons pris cette décision avant Luxleaks ! Nous l’avons fait parce que nous anticipions que, sans base légale, le système ne pouvait pas continuer dans l’état. C’est d’ailleurs le même problème qui se pose pour les stock-options. Les questions touchant à la fiscalité doivent figurer dans la loi, sinon elles deviennent source d’incertitudes juridiques. En plus, je voulais assurer la cohérence en la matière.
Fin 2014, vous avez instauré une Commission des décisions anticipées chargée de superviser les rulings. Elle fonctionne un peu comme une black-box. Même l’identité de ses membres est gardée secrète.
La manière dont l’administration fiscale s’organise est de la responsabilité de l’administration fiscale. Ce n’est donc pas au ministre de décider si les noms des membres d’une commission doivent être rendus publics ou non. Sur de tels points, l’administration fiscale garde son autonomie. La Commission des décisions anticipées doit garantir une cohérence dans le traitement des dossiers. Son rôle n’est pas d’analyser chaque ruling en détail. L’interlocuteur du contribuable reste les bureaux d’imposition et leurs préposés. C’est là que doit avoir lieu le dialogue. Les préposés peuvent transmettre les questions difficiles pour lesquelles ils ont besoin d’une assurance à la Commission des décisions anticipées. La procédure est devenue plus claire. Cela n’a rien à voir avec une black-box.
Une telle commission anonyme au cœur d’une administration publique ne pose-t-elle pas problème ? Même le nom de la présidente n’a pas été divulgué officiellement…
Que Madame Monique Adams en soit la présidente est bien connu. Mais les noms des membres de cette commission ne doivent pas être rendus publics. C’est une décision de l’ACD que je peux bien comprendre. Il est légitime de vouloir protéger les gens des pressions extérieures…
Il est frappant de constater à quel point l’État luxembourgeois manquait de statistiques sur les recettes provenant de la place financière. Ainsi, jusqu’en 2008, il n’y avait aucun d’inventaire des rulings et, jusqu’en 2016, le déchet fiscal occasionné par les stock-options était inconnu. Ceci a-t-il conduit à une navigation à vue ?
Ce gouvernement a fait beaucoup d’efforts pour imposer plus de transparence dans les dossiers relevant du ministère des Finances. Il ne s’agit pas seulement de transparence par rapport à d’autres pays grâce à l’échange automatique d’informations, mais également par rapport à l’impact de certaines mesures fiscales que nous avons été amenées à réviser. Aujourd’hui, nous disposons de beaucoup plus de données, tant sur le nombre de rulings que sur l’impact des plans stock-options. Pour ces derniers, il n’était pas possible d’avoir des informations pour la simple raison que l’administration n’en demandait pas. Depuis l’année dernière, l’administration doit être informée de manière anticipative par les sociétés faisant de tels plans de stock-options. C’est grâce à cette nouvelle procédure que j’ai pu, dans une réponse à une question parlementaire, donner une fourchette du déchet fiscal qui se situe entre 150 et 180 millions d’euros.
Samedi dernier, à la Radio 100,7, vous avez confirmé que le régime des stock-options sera réformé. Les actions sous-jacentes aux plans stock-options devront à l’avenir être liées à l’entreprise pour laquelle on travaille. Quelles autres pistes favorisez-vous ?
Nous avons deux principes qui nous guideront dans la réforme des stock-options : l’attraction des talents au Luxembourg et la participation au risque de sa propre firme. Mais les détails de l’application de ces principes devront encore être débattus au sein du gouvernement. La discussion est donc encore à un stade précoce. Mais nous voulons faire cesser les abus que nous avons pu constater. Je n’ai pas inventé ce système, mais je tenterai de l’améliorer. Quant à la forme, le nouveau régime devra être inscrit dans une loi pour apporter une certitude juridique. Cette clarté sera dans l’intérêt de chacun. Mais il faut donc rester dans la nuance. Dans le contexte du Brexit, on enverrait un très mauvais message en abolissant le système des stock-options, comme le propose le CSV – bien que ce soit lui qui l’ait introduit.
Parce que les managers de la City qui décident dans quelle juridiction européenne s’implanter seront les mêmes qui profiteront du système des stock-options ?
Par rapport aux autres pays, notre fiscalité pour les hauts revenus est relativement élevée. C’est une réalité. Les gens du secteur financier, qui dans le contexte Brexit cherchent où s’établir, regardent naturellement la fiscalité. C’est une évidence. Comme je l’ai dit, il faut trouver la voie moyenne. Et, dans ce cas-ci, la voie moyenne, c’est que, grâce aux stock-options, une certaine catégorie de gens puisse avoir une imposition plus favorable. Il en est d’ailleurs de même pour les start-ups, par exemple les Fintechs, qui recourent souvent à ce mécanisme pour une partie de la rémunération de leurs talents. Mais cela ne peut pas aller jusqu’à un point où les contribuables au Luxembourg auront le sentiment que les uns paient beaucoup d’impôts et que les autres non.
Dans le « Compendium » du Conseil économique et social, qui réunit et une masse de données fournies par les administrations fiscales…
De nouveau : un pas vers une plus grande transparence…
… On peut mesurer l’exposition croissante du budget de l’État vis-à-vis de la nébuleuse des Soparfis. Cette dépendance vous préoccupe-t-elle ?
Je préfère être exposé à une forme de sociétés dont il y en a beaucoup, plutôt que d’être beaucoup exposé à une seule société. Les Soparfis ne sont pas une nébuleuse. Dans le monde d’aujourd’hui, ces sociétés de participations financières sont très importantes. Dès qu’on fait une structuration internationale, on a besoin de sociétés de participation. Nous avons depuis très longtemps au Luxembourg un instrument qui fonctionne très bien et qui est beaucoup utilisé. Le Luxembourg devrait être content de disposer d’un tel instrument.
Dans le Wort, vous avez récemment précisé votre stratégie pour le Brexit : plutôt que de se mettre en concurrence frontale avec Londres, vous dites vouloir construire « une passerelle correcte avec de la substance » donnant accès au marché unique. Où cette stratégie a-t-elle été élaborée ? Au sein du Haut comité de la place financière ?
L’idée initiale est née dans ma tête, et je l’assume. Après, j’en ai parlé autour de moi et je l’ai présentée au gouvernement qui l’a approuvée. Ce n’est qu’ensuite qu’elle a été présentée au Haut comité. Le raisonnement est le suivant : Au lieu d’approcher frontalement les acteurs à Londres et de leur dire : « Venez au Luxembourg et fermez votre implantation anglaise », je me suis d’abord posé la question : « Que faisons-nous aujourd’hui ? ». Dans le secteur des fonds nous fonctionnons de manière très complémentaire avec Londres : le Luxembourg s’occupe de l’administration et du risk management, tandis que les asset managers prennent les décisions à Londres. Il existe donc une coopération très intéressante que, demain, nous devons pouvoir continuer sous une forme ou une autre. Londres est de loin le plus grand centre financier au monde et tout indique qu’il va le rester. Il faut que nous restions complémentaires ; c’était ça, ma pensée initiale. Le Luxembourg est un pays destiné à bâtir des ponts. Et les résultats sont très bons ! Il ne faut pas oublier que juste une petite partie des décisions ont déjà été officialisés, et que beaucoup d’autres sont dans les pipelines. Je peux vous assurer que, du moins parmi les acteurs que j’ai rencontrés en Angleterre, tous – sans exception – m’ont dit que notre stratégie était la bonne.
On aurait aussi pu dire : Le moment est venu d’inverser cette division des tâches et de s’attaquer à la City. Si vous ne le faites, n’est-ce pas parce que, faute de place, le Luxembourg ne peut de toute manière accueillir les grands établissements londoniens ?
Pour le Luxembourg, le scénario le plus avantageux sera d’attirer plus de substance sans être trop gourmand. Il y a beaucoup de réflexions qui m’ont conduit à ne pas jouer la partie de manière trop agressive. Car nous devrions alors attirer encore beaucoup plus de talents au Luxembourg, bâtir encore plus de logements et d’écoles… Et nous sommes déjà à une croissance de quatre pour cent sur les dernières années. Je trouve qu’il vaut mieux viser une croissance régulière et durable plutôt que spectaculaire.
Comment le départ du Royaume-Uni influera-t-il sur les rapports de forces au sein de l’UE ? Avez-vous le sentiment d’être désormais plus isolé (avec les Pays-Bas, l’Irlande et Chypre) sur les dossiers touchant à la place financière ?
Il est clair qu’avec l’Angleterre – et avec quelques autres pays membres, mais principalement avec l’Angleterre– nous partageons la vision d’une Europe ouverte aux services, aux capitaux ; et bien-sûr également aux personnes et aux biens. Surtout pour tout ce qui tourne autour des services financiers, l’Angleterre a, comme le Luxembourg, une approche très ouverte. Sur ces points, nous sommes donc des alliés. Et le jour où l’Angleterre quittera l’Union, nous allons perdre un allié, un allié important. Il y aura à ce moment donc une période de transition qu’il faudra gérer. Mais l’Europe ne peut pas uniquement se concentrer sur le marché intérieur. Si nous voulons avoir des places financières attractives au sein de l’UE, il faudra choisir une approche comme celle du Luxembourg : c’est-à-dire qui rayonne vers l’extérieur.
Comment voyez-vous le risque que la City se positionne comme concurrent offshore agressif directement aux portes de l’Europe ? Une sorte de Singapour-sur-Tamise...
Nous recevons des signaux contradictoires de la part de l’Angleterre. Le Royaume-Uni était probablement le pays qui poussait le plus en faveur des règles anti-Beps. En même temps, c’est également le pays qui – avant même le Brexit – promettait de drastiquement baisser ses impôts jusqu’en 2020. Dans le contexte de notre réforme fiscale, on m’a souvent interpellé à ce sujet. J’ai toujours répondu : « Je ne promets rien que je ne pourrai tenir. Je ne vais donc pas vous promettre que d’ici 2020 ou 2021, on réduira le taux d’imposition à tel niveau. » Car personne ne peut dire qui, d’ici là, sera ministre des Finances, quel sera le gouvernement et, surtout, quelle sera la situation financière du pays. On me répétait alors que le gouvernement anglais offrait une grande prévisibilité. Avec le recul, les prévisions britanniques n’étaient que des paroles en l’air. Ce n’est pas ce que, moi, je veux faire. Mes propositions apparaissent peut-être moins ambitieuses, mais nous avons livré. Nous avons réduit le taux de 21 pour cent à 19 pour cent cette année-ci. Et nous le réduirons à 18 pour cent l’année prochaine. Nous opérons sur une distance qui est courte mais mesurable.
Ceci étant dit, si le Royaume Uni se décidait à mener une politique du dumping fiscal très agressive, je me demande si nous ne devrions pas régler la question lors des discussions européennes autour du Brexit. Avec les directives européennes ATAD 1 et ATAD 2, tous les États membres ont transposé Beps ensemble. Si le Royaume-Uni se décidait à changer de cap, il devrait commencer par annuler ces deux directives. Et n’oublions pas que les Britanniques souhaitent garder un bon accès au marché unique. Ce ne sera donc pas aussi simple.
La décision de la Commission européenne forçant Apple à rembourser treize milliards de dollars d’impôts au fisc irlandais a déclenché tout un débat sur l’île verte. Certains estimaient qu’au lieu de contester la décision devant la Cour de Justice, il valait mieux garder l’argent. Pour le Luxembourg il s’agit de trente millions d’euros pour Fiat et, d’après la presse internationale, de 500 millions d’euros pour Amazon, respectivement pour McDonald’s. Pourquoi ne pas simplement garder cet argent ?
Je ne peux commenter ces deux derniers chiffres. Mais les amendes, si elles seront élevées, vont forcément réveiller les appétits des autres pays. Ce sera très problématique. Nous avons décidé de faire appel dans l’affaire Fiat devant la Cour de Justice parce que nous estimons que la Commission n’a pas appliqué de manière correcte les règles en matière des prix de transfert. Notre interprétation est que la Commission a appliqué les règles qu’elle aurait aimé avoir, mais pas celles qui existent. C’est aussi simple que cela. L’aspect légal est plus important que l’argent.
Vous avez souvent répété que le secret bancaire pour résidents ne sera pas aboli. En même temps, le gouvernement vient de créer la « fraude fiscale aggravée » qui sera considérée comme une infraction primaire au blanchiment. Les banques devront donc déclarer au Parquet tout soupçon concernant des revenus non-déclarés. Or le Paquet est supposé transmettre ces informations au fisc. Il me semble qu’en fait, vous venez d’abolir le secret bancaire… Vous ne l’avez simplement pas annoncé.
(Rires) C’est un point de vue original. Avec ce changement du droit pénal fiscal, nous avons, d’un côté, voulu agir contre les abus liés au secret professionnel et, de l’autre, transposé une directive européenne, ce que nous devrions faire de toute manière. Le secret professionnel a été resserré, mais il continue d’exister. Il fait partie de notre tradition au Luxembourg. Il a toute sa place dans un petit pays où tout le monde connaît tout le monde et où il faut conserver une certaine confidentialité.
Mais plus nécessairement vis-à-vis du fisc.
Du moins pas pour ceux qui, via l’évasion fiscale, commettent une infraction primaire au blanchiment.
Les fraudeurs fiscaux auront encore jusqu’en décembre de cette année pour régulariser leur situation dans le cadre d’une « amnistie » fiscale. Celle-ci a-t-elle connu du succès ? Combien de gens ont rapatrié leurs avoirs de Suisse ?
Je n’ai pas encore de bilan définitif. Il est encore trop tôt. Car, d’après ce que me disent les experts, les gens ont tendance à attendre la toute fin de la période avant de se mettre en règle.
Pour se régulariser, il faut payer dix ans d’arriérés d’impôts plus une majoration de vingt pour cent. Donc, en fait, ce n’est pas vraiment une « amnistie »…
En effet. D’ailleurs je n’ai jamais parlé d’« amnistie » mais plutôt de « régularisation ». Le mot « amnistie » donne une fausse image. Il donne à penser que les gens auront droit à un cadeau. On leur donne plutôt l’occasion de retrouver le calme en remboursant ce qu’ils auraient de toute façon dû payer sur les dix dernières années – ce qui peut sembler comme une longue période, mais c’est la période légale de prescription –, plus une amende qui n’est pas très élevée. Je voulais ouvrir cette passerelle vers une régularisation parce que je savais que nous allions changer le droit pénal fiscal. Je ne voulais pas que les gens qui avaient pu penser que l’évasion fiscale était un Kavaléiersdelikt se réveillent un beau jour et se retrouvent dans une situation extrême, exposés au risque de passer devant les tribunaux.