Avec la guerre en Ukraine, l’inflation et les événements climatiques, 2022 est la pire année connue par le marché de la réassurance depuis 1999. Ils vont le faire payer aux assureurs qui répercuteront sur les assurés

Vent glacial sur la réassurance

d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2023

Ils se tiennent chaque année à Monte-Carlo depuis 1957. Mais les Rendez-Vous de Septembre (RVS) n’ont rien d’un festival culturel ou de cinéma. C’est l’occasion pour les professionnels de l’assurance venus du monde entier de rencontrer leurs homologues du secteur de la réassurance quelques mois avant les renouvellements de contrats qui ont lieu principalement en janvier (à hauteur des deux tiers). La dernière édition des RVS, qui s’est tenue du 10 au 14 septembre 2022, a réuni quelque 3 000 participants de 80 pays, heureux de se retrouver en présentiel après les annulations de 2020 et de 2021 pour cause de crise sanitaire. Pour autant, malgré le caractère convivial de la manifestation, jamais les négociations n’ont été aussi serrées que lors de ce premier (et plus important) round avant la conclusion des accords de réassurance, qui permettent aux assureurs de sortir de leur bilan une partie de leurs risques, moyennant une rétrocession de commissions, et de réduire d’autant leurs besoins en fonds propres, une exigence cruciale dans le cadre de la directive Solvabilité II.

En effet depuis plusieurs années, les réassureurs, supposés prendre en charge les risques les plus importants, ont durci leur position pour cause de conjoncture défavorable : la forte augmentation des risques liés aux tensions géopolitiques, à la technologie et au changement climatique. En 2022, les seules catastrophes climatiques ont coûté 115 milliards en indemnisations, de janvier à novembre, selon une estimation de Swiss Re. C’est la deuxième année consécutive où ce montant dépasse les cent milliards, alors que la moyenne sur la décennie précédente était de 81 milliards. La moitié des sommes concernent les seuls dégâts de l’ouragan Ian qui a ravagé les États-Unis et les Caraïbes en septembre, le plus coûteux depuis l’ouragan Katrina en 2005. Le problème est que ce genre de calamité est de plus en fréquent, puisqu’on en a recensé sept, d’intensité variable, en six ans.

Cinquante milliards ont servi à indemniser les destructions dues aux inondations et tempêtes. En Europe par exemple, les tempêtes hivernales en février ont coûté quelque quatre milliards de dollars. Selon Swiss Re, le coût des catastrophes climatiques a augmenté de cinq à sept pour cent par an depuis dix ans et cela ne va pas s’arranger, car le changement climatique est responsable de la fréquence croissante de phénomènes extrêmes qui touchent de plus en plus des zones urbanisées où se concentrent les richesses. Par ailleurs, il faut désormais tenir compte de l’inflation. Le montant indemnisé sur les onze premiers mois de 2002 au titre des catastrophes naturelles ne représente pourtant que 43 pour cent des dégâts effectifs. Il existe donc pour les assureurs une marge de progression et la demande de protection augmente d’autant plus que de nombreux autres risques qui prennent une ampleur insoupçonnée sont mal assurés. C’est le cas du risque géopolitique et de tout ce qui est lié à la cybersécurité. En 2022 une entreprise sur deux a été victime d’une cyberattaque !

Mais avant de satisfaire les demandes de leurs clients, les assureurs ont besoin de savoir s’ils pourront eux-mêmes « se refinancer » comme on dirait dans la banque, auprès des grandes compagnies de réassurance qui, en pratique, leur rachètent une partie de leurs contrats. C’est cela qui devient de plus en plus difficile, car les réassureurs sont eux-mêmes fragilisés. Si l’on considère les seuls risques liés au changement climatique, ils sont affectés de deux manières. Ils doivent indemniser des dommages physiques directs de plus en plus fréquents et coûteux (destruction de biens) mais aussi des dommages indirects - comme la perturbation de chaînes logistiques - plus difficiles à intégrer dans les outils de gestion des risques.

Par ailleurs ils sont concernés en tant qu’investisseurs institutionnels s’ils détiennent des actifs financiers ou immobiliers dont la valeur peut être affectée par le changement climatique lui-même ou par le processus d’ajustement vers une économie décarbonée. Au total, en considérant les autres risques qu’il a fallu indemniser, notamment ceux liés à la guerre en Ukraine et à la crise sanitaire persistante, l’année 2022 aura été la pire qu’ait connu le marché de la réassurance depuis 1999. La société française SCOR, quatrième réassureur en Europe, a essuyé une perte historique de 509 millions d’euros sur les neuf premiers mois de 2022, contre un bénéfice de 456 millions l’année précédente. Dans ces conditions ils sont amenés à réduire leurs « rachats de contrats » et/ou à accroître fortement leurs tarifs, mais aussi à augmenter les franchises en raison de sinistres de plus en plus fréquents.

Ainsi, SCOR a révélé le 7 février avoir diminué volontairement de douze pour cent le volume de contrats encaissés au 1er janvier, contre une hausse de dix pour cent en 2022, pour réduire son exposition aux grands risques, celui de catastrophes naturelles mais aussi de responsabilité civile et de dommages automobiles, dans ce dernier cas à cause du rebond de l’inflation qui renchérit les indemnisations. La hausse moyenne des tarifs est de neuf pour cent, mais très nettement supérieure dans le cas de la couverture des « cat nat » en Amérique du Nord et en Europe. Par un simple jeu de dominos, les assureurs seront contraints de répercuter ces mesures sur leur clientèle finale de particuliers et d’entreprises.

Cette situation conduit à deux évolutions déjà bien marquées. La première est l’accélération des rapprochements organiques entre assureurs et réassureurs, en pratique la prise de contrôle de ces derniers par des compagnies d’assurance. Il s’agit en quelque sorte pour certains assureurs de devenir leurs propres réassureurs, un mouvement qui relève, selon l’Institut Choiseul, un think tank indépendant, de l’« évidence industrielle », face à l’émergence de nouveaux risques systémiques. Le phénomène est bien amorcé aux États-Unis depuis que, en janvier 2018, le géant AIG a annoncé l’acquisition du réassureur Validus pour 5,56 milliards de dollars. En Europe, il est moins visible car le Vieux Continent abrite les plus gros acteurs de la réassurance, notamment les deux premiers Münich Re et Swiss Re, environ 75,5 milliards d’euros de capitalisation cumulée, un morceau difficile à avaler.

Mais des opérations significatives ont eu lieu récemment comme le rachat de PartnerRe, un réassureur bermudien, douzième mondial, par le groupe mutualiste français Covéa en juillet 2022 pour 7,9 milliards d’euros, soit un peu moins d’un an du chiffre d’affaires de la cible. Covea avait tenté sans succès en 2018 de mettre la main sur le leader français de la réassurance SCOR, deux fois plus gros que PartnerRe. Pour la direction de Covea, il s’agit de « renforcer sa position sur l’ensemble de la chaîne de valeur des métiers de gestion et de maîtrise des risques ». Depuis une dizaine d’années, elle était convaincue que la seule façon de faire grandir l’entreprise passait par la réassurance. 

La seconde évolution est déjà entamée depuis plusieurs années et profite beaucoup au Luxembourg. De grandes entreprises ayant du mal à assurer leurs risques ou pour des montants trop élevés préfèrent créer leur propre compagnie d’assurances, qui va elle-même se réassurer. C’est pourquoi on parle principalement de « captive de réassurance ». L’administration de cette filiale est déléguée à un « captive manager », comme AON ou Marsh au Luxembourg, qui va mettre à disposition l’ensemble des outils nécessaires à son fonctionnement, qu’il s’agisse des aspects administratifs et comptables ou liés aux questions techniques d’assurance. Pour des raisons autant administratives que fiscales, le Luxembourg héberge près de 200 de ces captives (194 précisément sur le site du Commissariat aux assurances). Elles sont principalement françaises et allemandes et dépendent d’entreprises aussi variées que Casino, Danone, Engie, Kering, Vinci, EssilorLuxottica ou encore Mercedes, Henkel, Würth ou la Deutsche Post, sans oublier la belge Solvay, l’espagnole Iberdrola ou la suisse Swatch.

En France, les autorités ont fini par réagir, avec l’espoir que les futures captives se créeront dans le pays et que celles qui sont domiciliées en Irlande ou au Luxembourg reviendront au bercail. L’organisme de tutelle avait attendu près de vingt ans pour délivrer un nouvel agrément après ceux obtenus par Veolia, Dassault Aviation, L’Oréal et Ariane Espace. Il a bénéficié début 2020 au groupe Worldline, leader européen des services de paiement. Bonduelle et SEB (en 2021) puis Publicis et Lactalis (en 2022) ont obtenu un agrément mais il fallait aller plus loin que cette dizaine de cas. Le 29 décembre 2022, le Conseil constitutionnel a validé un nouveau dispositif fiscal visant à favoriser la création de captives de réassurance « à la française ». L’apparition prochaine d’une quarantaine de sociétés est attendue, créant un nouvel écosystème, car plusieurs millions d’euros de primes sont en jeu, surtout si les entreprises en profitent pour loger dans leurs captives, en plus de l’assurance-dommages, la prévoyance ou l’épargne-retraite de leurs salariés.

Mais en raison des risques présentés par la création de captives, ces dernières ont surtout vocation à couvrir des risques d’entreprises simples inférieurs à dix millions d’euros. L’entreprise qui les crée doit réaliser au moins cent millions de chiffre d’affaires et être bénéficiaire. Il en faudrait davantage pour menacer le business des assureurs. Quant à celui des réassureurs, malgré les difficultés actuelles, il semble promis à un bel avenir, car lors des RVS de Monte-Carlo en septembre 2022, Swiss Re a révélé que les seules primes pour la réassurance des dommages devraient atteindre 4 300 milliards de dollars en 2040, contre 1 800 milliards aujourd’hui.

Un accident hors normes

Malgré son poids économique et social, la réassurance reste une activité peu connue. En France le grand public a découvert son existence le 18 mars 1976. À deux heures du matin, près de Bar-le-Duc dans la Meuse, à une centaine de kilomètres du Luxembourg, une voiture ancienne et mal entretenue s’immobilise sur un passage à niveau alors qu’arrive à 130 km/h un train de marchandises chargé de fûts de bière d’Alsace. Sous le choc le train déraille : la locomotive et les wagons arrachent un pont et plongent dans le canal de la Marne au Rhin qui longe la voie ferrée, dans le fracas qu’on imagine.

Miraculeusement l’accident ne fait aucune victime, les passagers de la voiture en étant sortis et les conducteurs du train ayant été éjectés sans blessure importante. Vu l’heure et le lieu excentré, il n’y avait personne dans les parages. Mais les dégâts matériels sont énormes : le train et son chargement sont en grande partie détruits. Les infrastructures ferroviaires et le canal sont très abimés et hors d’usage pendant plusieurs semaines. Ils seront évalués à trois milliards de francs de l’époque, soit 2,3 milliards d’euros d’aujourd’hui sur la base du pouvoir d’achat !

Dès l’annonce de l’accident et voyant les dommages causés, les clients de la compagnie d’assurance, une mutuelle d’enseignants, pressentent sa faillite imminente ou du moins une augmentation exorbitante de ses tarifs. Mais le soir même son président, dans le cadre de ce que l’on appelait pas encore la « communication de crise », vient à la télévision apaiser leurs craintes en révélant que la compagnie, pour un sinistre de cette ampleur, est réassurée auprès de compagnies spécialisées.

Georges Canto
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