D’ici un an entrera en vigueur dans l’UE une réforme historique de la fiscalité des entreprises, dont la mesure-phare est l’instauration d’un impôt minimum de quinze pour cent sur les bénéfices des sociétés multinationales au niveau mondial.
Le dispositif envisagé a été décidé en 2021 et tous les pays de l’Union travaillent à sa mise en œuvre. Mais très peu sont aujourd’hui en mesure d’en évaluer l’impact, c’est-à-dire concrètement combien il va leur rapporter et éventuellement leur coûter. Cependant l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques), à l’origine du projet, s’est risquée à cet exercice et a publié le 18 janvier ses estimations mondiales et par grandes catégories géographiques. Les gains de recettes fiscales s’annoncent meilleurs que prévu.
Après un engagement pris lors du G20 de juin 2021 et un accord préliminaire début juillet, près de 140 pays ont ratifié en octobre 2021 l’accord sur la modification de la fiscalité internationale des entreprises, y compris la Russie, l’Inde et la Chine ! Assez complexe, la réforme comprend deux volets, appelés « piliers ». L’imposition minimum à quinze pour cent est au cœur du « Pilier 2 » et c’est logiquement sur cette mesure que s’est focalisée l’attention, car elle permettrait d’éviter le « moins-disant fiscal » en faisant en sorte que les États ne se livrent pas à une compétition débridée sur les taux d’imposition et que les multinationales paient leur juste part d’impôt là où elles exercent leurs activités et génèrent des bénéfices.
Mais il existe aussi un Pilier 1, qui cherche à répondre aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie. Ses dispositions sont supposées remplacer les « taxes Gafam » déjà mises en place en France, en Italie et en Espagne. Elles doivent permettre à des pays où des multinationales opèrent sans présence physique (commerce électronique) de percevoir des impôts. De leur côté, les règles du Pilier 2 s’appliqueront à tous les groupes d’envergure multinationale qui ont un chiffre d’affaires consolidé d’au moins 750 millions d’euros. Tous les secteurs sont concernés, y compris la banque et l’assurance, mais les fonds de pension et les fonds d’investissement en sont exclus. Des économistes comme Thomas Piketty, Gabriel Zucman ou Joseph Stiglitz (prix Nobel en 2001) proposaient un taux de 25 pour cent et un seuil de chiffre d’affaires plus bas, mais ils ont salué ce premier pas.
L’Union européenne a presqu’immédiatement transposé ces règles dans une Directive adoptée le 15 décembre 2022. Elle doit être transposée dans le droit national des États membres avant la fin de l’année en cours. Elle comprend un ensemble de règles sur la méthode de calcul du taux d’imposition effectif de quinze pour cent, « afin qu’il soit appliqué de manière appropriée et cohérente dans l’ensemble de l’UE ». Ce qui ne sera pas une mince affaire si l’on en croit Gerdy Roose, du cabinet BDO Luxembourg. Ce dernier, évoquant en mai 2022 les règles publiées par l’OCDE fin décembre 2021 (et dont l’UE s’est inspirée pour sa directive), parlait de « texte d’une complexité incroyable ».
Les pays de l’Union savent à peu près combien d’entreprises seront concernées. Au Luxembourg, le nombre de sociétés qui appartiennent à un groupe national et multinational d’entreprises dépassant 750 millions de chiffre d’affaires consolidé a été estimé à 7 500 entités, selon une déclaration de la ministre des finances Yuriko Backes (DP). En revanche, elle n’a pu donner de chiffres sur l’impact en termes de recettes fiscales en raison de nombreuses incertitudes, notamment les réactions possibles des multinationales, mais aussi des autres pays concernés, à la modification du paysage fiscal. Très peu de pays ont fourni des estimations sur ce point. La France a évoqué des recettes supplémentaires de 5 à 10 milliards d’euros par an, une fourchette assez large (avec par ailleurs un chiffre maximum qui ne représente que 3,3 pour cent des recettes fiscales du pays).
Dans son étude publiée le 18 janvier, l’OCDE prévoit que l’impôt minimum mondial se traduira par des gains de recettes annuelles d’environ 220 milliards de dollars au niveau mondial (estimation centrale, les chiffres allant de 175 milliards à 261 milliards*), soit neuf pour cent des recettes totales provenant de l’impôt sur les sociétés. Ce montant est sensiblement supérieur à la précédente estimation par l’OCDE en octobre 2021, qui prévoyait des recettes fiscales supplémentaires de 150 milliards de dollars. L’analyse ne fournit pas de données par pays mais par grandes catégories : les pays à revenu faible et intermédiaire sont ceux qui devraient avoir le plus à gagner, en pourcentage des recettes existantes de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. Si le montant récupérable a autant augmenté (+ 47 pour cent) c’est d’abord en raison d’un affinement de la méthodologie. Mais c’est aussi et surtout parce que l’OCDE s’est cette fois basée sur les chiffres disponibles pour l’année 2018 et que, depuis les premières estimations fondées sur les données de 2015, les pratiques d’optimisation fiscale des multinationales n’ont cessé de prospérer.
Dans la quatrième édition de ses statistiques de l’impôt sur les sociétés, publiée le 17 novembre 2022 et également fondée sur les données de 2018, l’OCDE déplore que ses efforts et ses alertes n’ont pas dissuadé les entreprises de délocaliser des bénéfices dans des pays à faible fiscalité. L’organisation basée à Paris divulgue dans ce document les données agrégées de quelque 7 000 entreprises multinationales couvrant 160 pays et juridictions. L’indicateur-clé est le chiffre d’affaires moyen par salarié. Selon David Bradbury, responsable du département de la politique fiscale et des statistiques de l’OCDE, il est de deux millions de dollars là où le taux d’imposition sur les bénéfices est nul, contre moins de 300 000 dollars, soit sept fois moins, dans les juridictions où ce taux est supérieur à zéro.
En 2018, les pays riches concentraient environ un tiers des effectifs salariés et des immobilisations corporelles des multinationales et un peu plus du quart de leurs profits. Dans les pays à revenu moyen les proportions étaient respectivement de 38, 24 et 18 pour cent. En revanche, dans les « centres financiers d’investissement », ces grandes entreprises déclaraient en moyenne 29 pour cent de leurs bénéfices mais seulement quatre pour cent de leurs employés. Ces investment hubs rassemblent les Bahamas, les Bermudes, les îles Vierges britanniques, les îles Caïmans, Chypre, Hong Kong, mais aussi l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, Singapour et la Suisse. Autre élément troublant : dans ces centres financiers, le volume d’affaires des multinationales et de leurs filiales représentait en moyenne 35 pour cent de leur chiffre d’affaires total contre environ quinze pour cent dans les autres pays où elles sont actives. « Bien que ces effets puissent s’expliquer par des considérations commerciales, ils révèlent probablement aussi l’existence de pratiques d’érosion de la base fiscale et du transfert de bénéfices », observe l’OCDE.
Les faibles taux d’imposition dans certains pays européens sont illustrés par l’exemple des multinationales allemandes. Au nombre de 387 en 2018, elles ont réalisé 192 milliards de dollars de bénéfices et payé 24,8 milliards de dollars d’impôts dans leur pays d’origine, soit un taux moyen de 12,9 pour cent. Mais ces mêmes entreprises ont réalisé aux Pays-Bas près de 30 milliards de dollars de bénéfices sur lesquels elles ont acquitté 1,2 milliard d’impôts, soit à peine quatre pour cent. La Suisse (8,2 milliards de profits pour 886 millions d’impôts, soit un taux de 10,8 pour cent) et l’Irlande (7,5 milliards de profits et 253 millions d’impôts, soit 3,4 pour cent) étaient les autres pays de prédilection pour domicilier les bénéfices. Mais le Luxembourg attirait aussi beaucoup les multinationales allemandes qui y ont déclaré 7,9 milliards de profits et payé 432 millions d’impôts, soit un taux de 5,47 pour cent. Les 232 multinationales françaises présentaient une configuration voisine, avec une prédilection pour la Suisse, suivie des Pays-Bas, l’Irlande arrivant loin derrière.
Mais, bien entendu, ce sont les États-Unis qui disposent du plus grand nombre de multinationales avec un total 1 600 entités. Leurs lieux préférés d’optimisation sont les Bermudes et les îles Caïmans, où elles ont logé en 2018 pour 147 milliards de dollars de profits qui y ont bénéficié en moyenne d’un taux d’imposition de… 0,55 pour cent. À ce compte l’Irlande, qui a recueilli 49 milliards de dollars de bénéfices rapportant un impôt de 7,9 milliards pour ses quelque 2 200 filiales de sociétés américaines, soit un taux moyen de 16,1 pour cent, fait figure d’enfer fiscal. En effet l’OCDE indique qu’aux États-Unis même, avec 1 500 milliards de dollars de profits et, à ce titre, 141 milliards de dollars d’impôts, le taux moyen était de 9,4 pour cent, soit nettement moins que l’objectif prévu dans le Pilier 2. En moyenne, le taux légal de l’impôt sur les sociétés appliqué dans l’ensemble des juridictions étudiées s’établissait à vingt pour cent en 2022.
Cette situation n’est plus tolérable selon l’OCDE qui, tout en se félicitant de la rapidité d’adaptation de l’UE, craint que les autres pays traînent des pieds. Par ailleurs l’organisation reconnaît les limites de ses calculs : l’optimisation fiscale des entreprises ne peut pas être analysée avec une seule année de statistiques, et une grande partie des données disponibles est trop agrégée pour permettre des enquêtes sur les « canaux d’érosion de la base fiscale et de transfert des bénéfices à l’étranger ». L’édition 2024 des statistiques de l’impôt sur les sociétés sera plus complète, promet-elle, mais elle ne concernera que l’année 2019 et de l’eau a coulé sous le ponts depuis.