Le prix de la sécurité juridique
Quel est le prix de la sécurité juridique en matière fiscale au Grand-Duché ? Il évolue au gré des décisions des juridictions européennes et vient d’augmenter de 120 millions d’euros ce mardi à la faveur de l’arrêt rendu par la Cour du Kirchberg dans l’affaire Engie. En 2018, la Commission européenne avait considéré comme une aide d’État illicite les rulings accordés par l’ACD au fournisseur d’énergie français. Contestée par le Luxembourg et Engie, la décision de l’exécutif européen avait été confirmée en 2021 par le Tribunal de l’Union européenne. Appel avait été interjeté et la Cour a considéré cette semaine que la Commission n’avait pas été capable de déterminer le cadre fiscal normal duquel l’ACD aurait dérogé pour fournir une aide d’État indue (sous la forme d’un avantage fiscal) à Engie. « The Commission cannot establish a derogation from a reference framework by limiting itself, as it did in this case, to observing that a measure deviates from a general objective of taxing all resident companies in the Member State concerned, without taking into account provisions of national law specifying how this objective is to be implemented », a réagi d’emblée le cabinet d’affaires Elvinger Hoss dans sa newsletter. La CJUE a notamment rappelé « la compétence et l’autonomie fiscales des États membres dans des secteurs non harmonisés au niveau de l’Union » et la possibilité de prévoir des exonérations dans le cadre du droit national.
Voilà le troisième camouflet subi par les services de Margrethe Vestager au Grand-Duché dans sa campagne contre l’optimisation fiscale des multinationales. Ont précédé les affaires Amazon (280 millions d’euros) et Fiat Finance & Trade (23 millions). Cela porte à 423 millions d’euros le coût d’opportunité pour l’ACD… même si le nouveau Premier ministre luxembourgeois Luc Frieden se félicitera certainement de ce que la justice européenne ait donné raison à l’administration sur laquelle il avait autorité, en tant que ministre des Finances, quand elle a délivré les rulings à Engie (pour l’essentiel puisqu’ils se sont échelonnés entre 2009 et 2014). Figurait dans le même gouvernement et le même parti jusqu’en 2013, François Biltgen (photo : lors d’un meeting CSV à Esch en septembre, sb). Le ministre de la Justice avait alors repris le mandat de juge à la Cour laissé par Jean-Jacques Kasel. La nomination avait été considérée comme éminemment politique (d’Land, 26.4.2013). François Biltgen figure parmi les quinze membres de la Grande chambre de la Cour qui a rendu l’arrêt Engie mardi. L’intéressé n’a pas laissé sa place à l’un des douze autres juges à disposition comme il peut le faire. La Cour répond que le juge Biltgen, nommé en octobre 2013, « n’a aucunement participé aux procédures, administrative ou judiciaire, étant à l’origine » de l’affaire, « ni au niveau national ni au niveau européen ». La Cour considère que la procédure a commencé en 2015 par la saisine de la Commission européenne. Elle rappelle en outre que, selon le statut de l’institution, la nationalité d’un juge ne peut pas être invoquée pour demander la modification de la composition d’une formation de jugement de la Cour.
La DG Concurrence sur laquelle la vice-présidente de la Commission a autorité s’est, une fois n’est pas coutume, abstenue de communiqué de presse après la décision de la CJUE. Face au Land, un avocat fiscaliste (qui préfère garder l’anonymat) souligne que le volet technique prend à nouveau le dessus sur le volet politique grâce à la Cour européenne. Il reproche à la Commission d’avoir exercé « une pression énorme sur le Luxembourg à grands coups d’annonces ». « Ceci a été bien relayé par la presse avec une présomption de culpabilité pesant sur les contribuables et surtout les États » (l’Irlande, les Pays-Bas et la Belgique sont concernés), poursuit-il en admettant que l’objectif politique a été atteint. Mais à quel prix ? Margrethe Vestager s’est mise en retrait de ses fonctions à Bruxelles pour briguer la présidence de la BEI, en face de la CJUE, de l’autre côté du Boulevard Konrad Adenauer. pso
12 jours de grève
Une cinquantaine d’ouvriers d’Ampacet tiennent toujours le piquet de grève, sous la pluie et la neige, à l’entrée de l’usine de granulés de plastique près de Dudelange. Une partie d’entre eux s’étaient déplacés ce mercredi devant la Chambre des députés, où le ministre du Travail, Georges Mischo (CSV), était attendu pour son premier oral devant la commission parlementaire. La présidente de la délégation, Saliha Belesgaa, lui a exposé les griefs des grévistes. Le ministre a écouté poliment, avant d’expliquer avoir envoyé deux lettres (l’une à l’OGBL, l’autre à la direction) appelant au dialogue. « On suit le dossier, et voilà… Comme vous le voyez, on a eu la lettre lundi, aujourd’hui on est mercredi. On n’est quand même pas sorciers, mais on travaille quand même. »
À l’intérieur, Mischo a expliqué aux députés que si la situation restait bloquée, il pourrait alors convoquer le syndicat et le management pour deux entrevues séparées. Au micro de RTL-Radio, il a dit « respecter évidemment les négociations tarifaires ». L’argument paraît quelque peu saugrenu, puisque, justement, il n’y a plus de négociations tarifaires, la direction ayant demandé la non-conciliation. (Un fait inédit dans l’histoire sociale récente.) Mischo a ajouté ne pas pouvoir « jouer au médiateur, ni au conciliateur, ni au facilitateur », car cela ne serait « pas prévu » dans le Code de travail. Or, ce rôle, des ministres l’ont endossé par le passé. En 2000, par exemple, le SIP informait que « le gouvernement luxembourgeois a réussi à mettre fin à une grève des convoyeurs de fonds ». Et de préciser : « À la demande des partenaires sociaux, le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker avait agi comme médiateur dans ce conflit. »
Sur X (anciennement Twitter), le député socialiste Georges Engel, a sévèrement critiqué son successeur au Rousegäertchen : « Huet Lëtzebuerg nach een Aarbechtsminister ? Wou bleift seng Roll als Médiateur am Konflikt bei Ampacet ? Wann de Sozialdialog mat Féiss getrëppelt gëtt, muss hien intervenéieren. » François Bausch se montre également très critique. Dans la commission du Travail, dit l’ex-ministre vert, il aurait demandé au ministre : « S’il ne s’agissait pas d’une petite entreprise de soixante salariés, dont 80 pour cent de frontaliers, géift Dir dann nach ëmmer sou gemittlech hei setzen ? »
Alors qu’il avait estimé la semaine dernière sur Radio 100,7 qu’il était « inacceptable » de rompre le dialogue social, le ministre a veillé ce mercredi à temporiser et à se positionner à équidistance des grévistes et du management, déclarant que la vérité se trouverait toujours « quelque part au milieu ». Ce lundi soir, la direction d’Ampacet est finalement sortie de son mutisme en faisant envoyer, via ses avocats, un communiqué à la presse. La firme américaine y affirme ne pas avoir engagé des intérims pour briser la grève et ne pas avoir réduit les salaires au minimum légal. Elle évoque des « intimidations » et « agressions verbales » qui viseraient les salariés ne faisant pas grève (« les presque trente pour cent »), et regrette que des clients se retrouveraient « bloqués d’entrée » devant l’usine. L’offre finale aurait d’ailleurs été « nettement plus élevée » que le ferait croire l’OGBL. Sur la situation économique d’Ampacet Luxembourg, on n’apprend pas grand-chose, sauf que les conditions de marché seraient « difficiles », tout comme les perspectives de croissance en Europe en général.
Les grévistes remettent en question certaines de ces affirmations. Le taux de trente pour cent de non-grévistes induirait ainsi en erreur. Il inclurait la quinzaine de dirigeants, cadres, RH et assistants, qui ne sont pas directement concernés par la convention. Sur les quelque
55 ouvriers de l’usine, 48 auraient participé au vote, dont 45 auraient voté pour la grève, trois contre. (Les résultats ont été vérifiés par la commission de contrôle de l’OGBL.) Les grévistes critiquent que les primes et hausses soient liées à des conditions de performance, dont des maxima de jours d’absence. L’augmentation linéraire de salaires, proposée par le patron, aurait été de cinq centimes l’heure, soit environ
8,50 euros sur le mois.
Les grévistes rencontrés ce mardi matin sur le piquet de grève s’affichaient toujours motivés. Beaucoup se disent surpris par la force de la solidarité : « C’est quelque chose de magique ». La fabrique est passée des trois-huit aux deux-huit, supprimant les postes de nuit. Seule une équipe de quatre ouvriers continue à travailler, parmi eux le délégué sécurité du LCGB ainsi que ses deux suppléants. Les camionneurs qui tentent de livrer du matériel Ampacet se voient remis un tract traduit dans une dizaine de langues, du français au bulgare, en passant par le polonais et l’espagnol.
La plupart des ouvriers ont plus de dix ans d’ancienneté dans la boîte. Ils expriment ouvertement leur exaspération vis-à-vis des nouveaux directeurs en poste depuis 2021. « Ce n’est pas leur usine, c’est la nôtre. Pourquoi tout ce gâchis ? Qu’ils nous rendent notre usine ! », s’exclame un gréviste. « C’est nous qui avons construit tout ça, qui avons fait avancer le système et les procédures [de production, ndlr] ». (Ampacet produit des billes en plastique multicolores par extrusion, qu’elle vend à Ikea, Tetra, Decathlon ou Lego. Une ligne de production en sortirait dix tonnes par heure, estime un ouvrier.)
La cagnotte de solidarité se remplit lentement : 15 200 euros ce jeudi après-midi. (La liste des 200 donateurs se lit comme un who’s who de la gauche syndicale.) En parallèle, l’OGBL a fait des collectes dans ses sections locales (relativement amorphes) ainsi qu’à la Fête de Ste Barbe à Rumelange. Il est à noter que ni Taina Bofferding ni Sam Tanson, cheffe de fraction du LSAP respectivement des Verts, n’ont jusqu’ici fait le déplacement au piquet de grève. bt