Depuis leur apparition, il y a déjà quinze ans, les cryptomonnaies ont proliféré, et on en compte désormais plus de 25 000 dans le monde, dont 10 000 réellement actives. Mais jusqu’à une date récente, elles traînaient une mauvaise réputation due à plusieurs facteurs : immatérialité totale, non-émission par une autorité officielle, absence de régulation, forte volatilité, risques de piratages informatiques et possibilité de blanchiment de capitaux et de financement d’activités terroristes ou criminelles. Et la liste n’est pas exhaustive.
Mais 2024 aura marqué un tournant. Peut-être le début d’une nouvelle ère, avec une augmentation d’un tiers du nombre de détenteurs, désormais estimé à 560 millions de personnes, selon un rapport publié fin août par la société sud-africaine New World Wealth et la britannique Henley & Partners sous le titre « Crypto Wealth Report 2024 ». Près de soixante pour cent résident dans des pays asiatiques.
L’augmentation de la demande a exercé une pression sur les prix, d’autant plus forte que, par construction, la production de nouvelles unités de cryptomonnaies est limitée, et que leur offre croît très faiblement. Ainsi 19,76 millions de bitcoins, sur les 21 millions qui existeront au total, soit 94 pour cent, sont déjà en circulation. La crypto la plus connue, qui représente environ la moitié du marché en valeur, et autant en nombre de détenteurs, a vu son cours franchir les 73 000 dollars en mars 2024, et valait encore plus de 61 500 dollars début octobre 2024, contre 27 500 en octobre 2023. Une évolution qui a eu deux conséquences. À l’été 2024, la capitalisation totale des cryptomonnaies s’établissait à 2 300 milliards de dollars, contre 1 200 milliards de dollars l’été précédent, soit un quasi-doublement.
Le nombre de millionnaires en cryptomonnaies a également presque doublé, passant de 88 200 à 172 300, alors qu’entre 2022 et 2023 leur nombre n’avait augmenté que de 0,6 pour cent. La famille des gros portefeuilles, supérieurs à 100 millions de dollars, s’est également agrandie de 79 pour cent par rapport à 2023, passant à 325 membres. Pour le Bitcoin, c’est encore mieux avec + 111 pour cent pour les millionnaires et un doublement pour les centi-millionnaires. Mais les crypto-milliardaires demeurent une espèce rare : ils ne sont que 28, dont onze en bitcoin.
Principalement américains, les plus riches cherchent de plus en plus à s’installer dans des juridictions fiscalement avantageuses. Les experts de Henley & Partners ont constaté « une augmentation significative du nombre de clients à la recherche d’options alternatives de résidence ». Plusieurs pays, comme les Émirats arabes unis, leur proposent des exonérations fiscales, des droits au séjour voire la citoyenneté en échange de placements importants. Parmi les autres pays « crypto-friendly », l’on trouve Singapour et la Suisse. Mais aucun pays de l’UE. Selon le rapport, « les pays qui créent un environnement favorable à cette industrie connaîtront probablement un afflux de richesses et d’investissements dans les années à venir ».
Sur un marché aussi spéculatif, la hausse des cours est une cause importante d’augmentation de la demande, mais celle-ci est aussi due au fait que, depuis déjà quelques années, tout est fait pour faciliter l’accès des investisseurs aux cryptos. Juridiquement, dans l’UE, des réglementations nationales disparates seront bientôt remplacées par une législation. Adopté en mai 2023, et applicable le 30 décembre 2024, le règlement MiCA (pour Markets in Crypto-Assets) encadrera de manière harmonisée le secteur des crypto-actifs au sein de l’Union. Il prévoit notamment la mise en place d’un agrément préalable pour les nouveaux prestataires de services sur crypto-actifs, avec un régime transitoire de 18 mois pour ceux qui sont déjà en activité sous le régime de leur droit national.
Le règlement régit également l’offre de crypto-actifs au public, la fourniture de services (notamment de conseil) et la prévention des abus de marché. Mais il laisse de côté de nombreux aspects qui resteront soumis aux droits nationaux. De ce fait son application concrète sera probablement source de difficultés et de litiges. Techniquement, plusieurs « formules » sont venues lever les freins à la détention de cryptomonnaies. Une des plus anciennes, apparue dès 2014, est le stablecoin, une cryptomonnaie adossée à un actif plus stable, généralement une monnaie nationale comme le dollar américain, l’euro ou la livre sterling, dont elle suit la valeur. Cela permet notamment de profiter de la technologie blockchain sans être exposé à une forte volatilité. En Europe ils sont soumis au règlement MiCA depuis le 30 juin 2024. Leur capitalisation a augmenté de 45 pour cent en un an, mais fin septembre elle dépassait à peine 175 milliards de dollars soit 7,6 pour cent du total, pour 175 produits dans le monde. Le leader, nommé Tether, adossé au dollar et accessible sur près de 350 plates-formes, détient 69 pour cent du marché.
La formule la plus récente, qui connaît un succès fulgurant, est celle des ETF cryptos, apparus sur le marché américain en janvier 2024. Ils tournent principalement autour du bitcoin, mais il en existe en ethereum. Les ETF Spot Bitcoin (ou bitcoin au comptant) permettent aux investisseurs de détenir indirectement des BTC, car ce sont les fonds, cotés en bourse, qui achètent, gèrent et détiennent la cryptomonnaie. Deux avantages importants, outre la facilité d’accès via des plateformes de trading courantes, sont la sécurité et la transparence. En effet, les gestionnaires d’ETF cryptos sont des émetteurs de premier plan, comme BlackRock ou Fidelity. Ils publient régulièrement des informations sur la composition et la performance de leur produit. Leur principal inconvénient est représenté par des frais de gestion, de transaction et autres, beaucoup plus élevés que ceux des ETF des autres classes d’actifs.
Actuellement plus d’un million de bitcoins en circulation dans le monde (soit cinq pour cent du total) sont détenus via des ETF. Les montants gérés sont encore modestes, estimés à 68 milliards de dollars. Onze fonds, dont les trois plus gros sont gérés par BlackRock, Fidelity et Grayscale, totalisent cinquante milliards. Les États-Unis pèsent 85,3 pour cent du marché mondial. Selon un expert, les ETF Spot bitcoin sont devenus en quelques mois « la poule aux œufs d’or de Wall Street ». Dans le reste du monde, on compte 22 produits, émis dans une dizaine de pays tels que le Canada, Hong-Kong, la Suisse ou le Royaume-Uni. Mais ils ne sont toujours pas autorisés dans l’UE. où la législation est restrictive, non seulement sur les ETF mais sur les fonds en cryptos en général. Ces derniers, au statut de FIA, sont peu nombreux et réservés aux professionnels, contrairement aux États-Unis où le grand public peut accéder à de nombreux produits.
Par ailleurs les distributeurs automatiques de cryptomonnaies facilitent les transactions. Ils se présentent sous la forme de guichets automatiques, directement connectés à une plateforme dédiée, permettant d’acheter ou de vendre la monnaie au moyen de cartes bancaires. Les unités achetées peuvent être envoyées vers un portefeuille virtuel. Celles qui sont vendues peuvent parfois permettre d’obtenir de l’argent liquide. Comme les ATM classiques on peut en trouver dans des aéroports, des magasins, centres commerciaux ou hôtels. On en dénombre près de 39 000 dans le monde, dont plus de 80 pour cent aux États-Unis, pour l’essentiel dédiés au Bitcoin. L’UE est à la traîne avec 1 540 unités dont la moitié sont concentrées dans trois pays (Espagne, Allemagne, Pologne). Il en existe très peu en Belgique et en France, aucun au Luxembourg.
Les limites à leur développement sont les frais élevés de transactions ou de retraits et les pertes frauduleuses signalées lors d’opérations sur ces automates : aux États-Unis, elles ont été multipliées par dix entre 2020 et 2023 pour atteindre 65 millions de dollars au premier semestre 2024, un chiffre probablement inférieur à la réalité. Pire encore, le montant des pertes individuelles est très élevé, avec une médiane de 10 000 dollars en 2024, et deux tiers des cas au préjudice de personnes de plus de 60 ans. Enfin, les détenteurs de cryptomonnaies peuvent de plus en plus aisément payer avec, principalement en bitcoins. Le site spécialisé BTC Map identifiait plus de 6 000 commerçants, surtout des sites marchands sur Internet, acceptant ce paiement dans le monde. Parmi eux des enseignes connues comme Amazon, Destinia ou Subway. Les magasins sont moins nombreux à le faire (une vingtaine à Paris) mais dans certains pays (Italie, Hongrie ou Estonie), on peut payer sa course en taxi en bitcoin. L’Unicef accepte aussi des dons en BTC.
Plusieurs experts estiment que l’engouement pour les cryptomonnaies pourrait être aussi volatil que leur cours. Or le bitcoin n’a pas profité, comme on s’y attendait, de la baisse des taux amorcée au printemps. La diminution prévisible des rendements des placements financiers traditionnels devrait en principe être favorable aux actifs à risque comme les cryptos. Mais depuis son record de mars 2024, le bitcoin a perdu seize pour cent de sa valeur. Le fonctionnement d’un marché « en proie à des faiblesses techniques » pourrait être aussi à l’origine de décrochages susceptibles d’échauder les investisseurs particuliers.
Mais surtout, comme l’admet le rapport de Henley & Partners, les risques sont toujours bien présents : par exemple, au 1er semestre 2024, des hackers ont volé pour 1,4 milliards de dollars de cryptos, deux fois plus qu’à la même période de 2023. Et les arnaques se renouvellent, avec une technique d’escroquerie toute récente utilisant des logiciels malveillants appelés « crypto-drainers » : en 2023, 300 millions de dollars auraient ainsi été siphonnés grâce un mode opératoire proche du phishing. Parmi les stratagèmes figurent la réplique de sites connus des utilisateurs, souvent avec un nom de domaine très similaire, ou la création de plateformes fiables en apparence pour attirer les investisseurs et les inciter à signer des «smart contracts» (contrats numériques stockés dans une blockchain) ce qui permet d’accéder à leur portefeuille de cryptos.
Un enjeu politique
L’élection éventuelle de Donald Trump pourrait jouer en faveur des cryptos. Après avoir fustigé ce type d’investissements pendant son mandat entre 2017 et 2021, il s’est converti durant la campagne de 2024 en ardent défenseur des cryptomonnaies. Fin juillet, il s’est même rendu à la grande conférence Bitcoin de Nashville, dans le Tennessee, plaidant entre autres pour une relocalisation du « minage » aux États-Unis alors que la Chine en a actuellement le quasi-monopole. Ses déclarations de soutien au secteur qui lui ont permis de récolter des dons substantiels en provenance des professionnels de la « cryptosphère ». En association avec ses trois fils, il a lui-même lancé officiellement le 16 septembre sa plateforme de cryptomonnaies, nommée World Liberty Financial, lors d’un événement en direct sur le réseau social X, mais sans pour autant en dévoiler sa date de mise en service.