La lourde condamnation en Suisse de protagonistes du détournement 1MDB et leurs relations d’affaires avec le binôme luxembourgeois Lopez-Lux

«  What I put in  »

Tarek Obaid à son arrivée au tribunal à Bellinzone, mercredi 28 août
Photo: AFP
d'Lëtzebuerger Land du 06.09.2024

Ce 28 août, le tribunal pénal fédéral suisse a condamné l’homme d’affaires saoudien, Tarek Obaid, à sept ans de prison pour avoir détourné puis blanchi 1,83 milliard de dollars du fonds souverain malaisien 1MDB. Son numéro deux au sein de l’entreprise Petrosaudi, Patrick Mahony, devra, lui, passer six années derrière les barreaux. Ces peines sont considérables pour des crimes en col blanc commis en Suisse, notamment au regard de l’ancienneté du détournement, opéré entre août 2009 et novembre 2011, ainsi que de son blanchiment, jusque fin 2015. À la hauteur de l’arnaque montée par les deux condamnés avec Jho Low, financier malaisien, lui-même complice du Premier ministre de Malaisie (à l’époque), Najib Razak. Le préjudice total subi par le contribuable de la péninsule d’Asie du Sud-Est s’élève à 4,5 milliards de dollars. L’un des plus grands scandales de corruption de l’histoire.

L’acte d’accusation du parquet fédéral helvétique retrace la genèse de la rencontre sur le yacht Alfa Nero dans la région de Cannes, en août 2009. Jho Low, jeune conseiller du fraîchement nommé Premier ministre et ministre des Finances, ainsi que président du Conseil de 1MDB, a voulu lui présenter des « personnalités importantes ». Le business man connu pour son goût pour la fête et le bling bling a pensé au Prince Turki, le septième fils du roi Adbullah d’Arabie saoudite. En 2005, entre Riyad, Genève et Londres, le prince saoudien a fondé avec son compatriote Tarek Obaid (alors trentenaire) la société Petrosaudi, active dans l’exploration et la production pétrolière. En 2009,Tarek Obaid et son numéro deux, Patrick Mahony, sont vite entrés dans la boucle 1MDB. Dès le 9 septembre, il a fallu mettre en place un plan. « Jho has spoken to the top boss (Najib Razak) and received the following guidance », a ainsi écrit l’équipe du financier malaisien à celle de Petrosaudi. Est alors née l’idée pour le groupe énergétique de vendre à 1MBD des concessions énergétiques bidons en Asie centrale. Des arnaques sophistiquées qui ont été répétées plusieurs fois avec des faux prêts. La justice suisse estime que Tarek Obaid s’est personnellement enrichi directement à hauteur de 580 millions de dollars, via Petrosaudi pour au-moins 225 millions. Sur la même période, entre 2010 et 2011, Jho Low a empoché, « à tout le moins », 800 millions, et Patrick Mahony un pécule de 37 millions.

Il a fallu ensuite blanchir l’argent. C’est l’une des principales accusations de la justice helvétique : d’avoir « donné des ordres de transfert de fonds qu’ils savaient d’origine criminelle depuis des comptes en Suisse » ou encore de les avoir utilisés « pour le paiement de créances personnelles ou commerciales », en arguant de « fausses explications sur l’arrière-plan économique des transactions ». Dans ce circuit de blanchiment, détaillé sur plus de 200 pages dans l’acte d’accusation, apparaissent très vite des intérêts luxembourgeois. Le 6 avril 2010, 12,5 millions de dollars détournés du fonds souverain malaisien ont été virés sur le compte bancaire de Zink Imaging, une entreprise américaine d’impression sans encre détenue aux deux tiers par Mangrove Capital Partners et ses dirigeants. 9,4 pour cent appartenaient au groupe Genii Capital d’Éric Lux et Gerard Lopez, ce dernier étant lui-même cofondateur de Mangrove, société investissant dans le private equity. Puis un petit pour cent à son président Norbert Becker.

Aucune de ces personnes n’a été visée par la procédure suisse. « Nous nous sommes toujours scrupuleusement conformés aux règles de conformité en vigueur », a ainsi rappelé Gerard Lopez en 2016 dans un droit de réponse au Wort, en marge de la première mise en cause de Tarek Obaid dans une enquête internationale (voir encadré) et de ses relations d’affaires avec l’entrepreneur hispano-luxembourgeois. Les Low, Obaid & Co ont tout fait pour cacher la provenance illicite des fonds à leurs partenaires d’affaires. « Moi-même, quand j’ai rejoint Londres (pour travailler chez Petrosaudi), je n’avais pas connaissance de l’argent volé. Puis le nom Petrosaudi, c’est brillant. Comme Petrobras, cela fait penser à un groupe étatique. Puis y siège notamment l’un des fils du roi. Et cela a enfumé les banques », raconte Xavier Justo cette semaine dans une conversation avec le Land. L’ancien numéro trois de Petrosaudi est celui qui a lancé l’alerte en 2015 en offrant à quelques organes de presse, dont Sarawak Report, des courriels et documents du groupe qu’il avait quitté en 2011.

Xavier Justo se souvient mal du début de la relation d’affaires entre Tarek Obaid et Gerard Lopez au printemps 2010. Les deux hommes se sont rencontrés en Angleterre. « À Londres, il y a toujours des gens qui tournent autour de ce genre de boîtes (Petrosaudi) pour vendre leur mayonnaise », explique l’ancien chef informatique de l’entreprise. Le deal Zink a été rapidement orchestré, Obaid étant alléché par le coup Skype de Mangrove Capital Partners. « Il pensait multiplier sa mise par dix ou vingt », se souvient Xavier Justo. Dans un email titré « So we’re clear he’s no mega millionaire » en référence à Gerard Lopez, Tarek Obaid présente l’Hispano-Luxembourgeois à Patrick Mahony comme le fondateur de Mangrove, société qui a investi 130 000 euros dans Skype en 2003 pour la revendre 180 millions de dollars quelques années plus tard à eBay (les chiffres varient selon les narrateurs). Selon Xavier Justo, Obaid a vu en Lopez « quelqu’un qui pourrait lui faire fructifier son argent ».

Les échanges entre les deux hommes, l’un issu de la jeunesse dorée passée par l’école internationale de Genève, l’autre self-made man originaire de la populaire Esch-sur-Alzette, ont très vite viré à la bromance. « Buddy », « bro », « miss you » ou « love you » ont ponctué les courriels échangés par Obaid et Lopez entre avril et octobre 2010. Xavier Justo tempère : « Une telle amitié ne se crée pas en deux semaines ». La proximité aurait surtout tenu à plaisante fraîcheur de Tarek Obaid dans le Landerneau austère de la finance helvétique, « un jeune Saoudien, très bien introduit, bon vivant, très drôle, cultivé, éduqué et charismatique » qui a commencé sa carrière à la banque Piguet. L’ancien CIO de Petrosaudi prête d’ailleurs le même côté « charmeur et sympathique » à Gerard Lopez. Le Luxembourgeois envoyait ainsi le 4 avril 2010 depuis Moscou un email à Obaid : « Je pense que tu apprécierais les soirées ici ;) ».

Selon les emails lus par le Land, Lopez, Obaid et le prince Turki se sont rencontrés au siège de l’écurie Renault F1 à Enstone le 1er avril 2010. Genii Capital avait repris 75 pour cent des parts de l’entreprise en crise quelques mois plus tôt. Gerard Lopez voyait en le Saoudien celui qui lui ouvrirait portes et portefeuilles dans le Golfe pour remonter la pente. L’entrepreneur luxembourgeois a rapidement promis dix pour cent de l’écurie à Obaid en échange de deals de sponsoring. La formule 1 était vue comme le lieu idéal pour nouer des relations d’affaires de très haut niveau. Les signatures des deux hommes, présentés comme co-propriétaires de Renault F1, figuraient au pied de l’invitation sur le yacht Marianna pour le grand prix de Monaco, en mai 2010. (Xavier Justo informe cette semaine qu’il a loué le bateau en son nom propre avec l’argent de Petrosaudi, Tarek Obaid souhaitant rester dans l’ombre.) Claude Guéant, secrétaire général de l’Élysée, et d’autres huiles politiques et industrielles françaises ayant des intérêts dans le Golfe persique apparaissaient sur la liste des invités. Dans un email daté du 12 mai, soit quatre jours avant le Grand Prix, Tarek Obaid a informé le responsable marketing de Renault F1 d’un dernier « carton » à envoyer à : « Jho Low, CEO, The Wynton Group, Kuala Lumpur. » « Jho Low a fait un passage furtif lors d’une soirée sur le bateau », témoigne Xavier Justo. Paris Hilton, adepte des paddocks, également. La jet-setteuse s’est ensuite souvent affichée à des fêtes arrosées en compagnie de Low.

Dès lors, « W » ou « the Malaysians » ont apparu de plus en plus régulièrement dans la correspondance entre les associés de Genii et ceux de Petrosaudi. Le 3 juin 2010, Éric Lux écrivait ainsi à Patrick Mahony que parallèlement à la formalisation de l’entrée de Tarek Obaid dans le capital de Renault F1, il fallait laisser « une porte ouverte à cinq pour cent de plus pour les Malaysiens ». Le 7 juin 2010, Gerard Lopez couchait sur papier à en-tête Renault F1 un contrat de vente en or destine à « XXXXXXXXX, Malaysia ». Il proposait de céder à des personnes à determiner originaires de Malaisie « 5% of ownership in the top holding company which includes all of the Renault F1 assets, Sponsorship from your affiliates of 40 Mio Euros per season starting 2010 for a period of 4 seasons, Naming and sponsoring rights for your affiliate ».

Parallèlement, les initiatives de Tarek Obaid pour rameuter les sponsors ont commencé à porter leurs fruits. Le démarchage du truculent patron de Total, feu Christophe de Margerie (mort en 2014 sur le tarmac de l’aéroport de Vnoukovo dans la collision de son jet avec une déneigeuse) opéré via le frère de Tarek, Nawaf, devait garantir dix millions d’euros complémentaires. « Meeting Mittal next week, he seems mega interested », a ensuite écrit le Saoudien aux associés de Genii. Gerard Lopez a proposé à Obaid, tout feu tout flamme, de plus en plus de projets d’investissement, en sus d’une prise de participation dans Genii. Ce qui semblait peu emballer Patrick Mahony, bien meilleur financier que Tarek Obaid, commente Xavier Justo. Entre le Luxembourgeois et le Saoudien, il a notamment été question de l’acquisition d’une banque en Suisse. « The idea is to do a mix of defensive liquid banking and direct investment opportunities. Main difficulty today, is that Finma (le régulateur financier, ndlr) needs to accept the shareholders which is an advantage to us as we are accepted by the CSSF in Lux and would have no issue passing the "Swiss test". Idea is then to open a Lux branch, Hong Kong and maybe two others », envisageait Lopez. Puis il a été question de la reprise des anciennes parts de Swissair dans Cargolux (un tiers du capital). L’entrepreneur eschois a prétendu que le gouvernement voulait le mandater pour la transaction, que plusieurs potentiels acquéreurs s’étaient alignés, mais qu’il lui fallait reprendre le contrôle en présentant son poulain. « Want you to meet the minister of economy (Jeannot Krecké, LSAP) with me in Lux », lit-on dans des emails échangés entre juin et juillet 2010.

Sur la même période, Gerard Lopez a invité plusieurs fois son partenaire d’affaires privilégié à donner de l’argent à un projet associant les enfants malades de « Hëllef fir kriibskrank Kanner » (ancien nom de la Fondatioun Kriibskrank Kanner) et le club de foot qu’il présidait alors, le Fola Esch. Mais les intérêts étaient mêlés. Dans un email, l’entrepreneur mélangeait les projets de l’asbl et un budget annuel de deux millions d’euros (« what I put in »), qui correspondait davantage à celui du Fola. C’est d’ailleurs l’IBAN du Fola que Gerard Lopez a donné pour que Tarek Obaid fasse le virement. Celui-ci, de 100 000 euros, devait être effectué le 6 juillet via la banque BSI à Genève en faveur du compte Fortis (aujourd’hui BGL) CS FOLA – EHKK en provenance d’un compte de la société des Îles vierges britanniques Almamlaka. La même coquille offshore d’où avaient abondé les millions de 1MDB vers Zink Imaging.

Mais un événement a commencé à brouiller la relation. Officiellement, un rendez-vous annulé fin juillet 2010 avec Carlos Ghosn, grand patron de Renault, avec en toile de fond une possible défiance des Français envers le Saoudien. « I was convinced that we had a true friendship relationship – I certainly gave you mine and never doubted it or took it back. My understanding last time we saw each other in London was that no one should get in between us », écrivait Lopez à Obaid. Les relations ont tenu quelques semaines encore. Mais elles ont été empoisonnées par les addictions d’Obaid à l’alcool et à la drogue. Puis il y avait cette impression, chez Obaid, de s’être fait avoir dans la transaction Zink, entreprise qui a péréclité. Dans différents emails envoyés à des contreparties, Tarek Obaid s’est interrogé sur les activités du duo luxembourgeois en Russie et a fustigé leur historique de transactions.

Puis, dans un courriel daté du 31 octobre 2010 et titré « The amount of shit people talk », Tarek Obaid transférait un article d’un blogueur de la Formule 1. Ce dernier abordait le rôle mystérieux joué par le Saoudien chez Renault F1, lui qui est associé d’une firme « best known for some controversial investments in Malaysia, which have included the purchase of a major construction company and a $2.5 billion joint venture with the Malaysian government’s sovereign wealth fund », 1MDB. Tarek Obaid n’est jamais officiellement devenu associé chez Renault F1. En décembre 2010, l’écurie a annoncé que Lotus, marque détenue par le groupe malaisien Proton, allait devenir le sponsor principal. La team devait être baptisée Lotus Renault GP en 2011. Un communiqué annonçait alors la cession des 25 pour cent détenus par Renault.

Pression sur la rédaction

Alors journaliste au Wort, l’auteur de ces lignes avait, en octobre 2016, dévoilé les liens entre Tarek Obaid et le duo d’entrepreneurs luxembourgeois, Éric Lux et Gerard Lopez. Ce dernier, dont la relation amicale avec le Saoudien avait été détaillée, a porté plainte en diffamation dans trois juridictions (en France, au Luxembourg et en Suisse). En décembre 2018, le tribunal de grande instance de Paris, le plus prompt à statuer, a débouté Gerard Lopez de l’ensemble de ses demandes : « Aucune imputation diffamatoire, directe ou par voie d’insinuation, n’est contenue dans les propos incriminés », avaient tranché les juges. Ils avaient en revanche accédé à la demande de dommages du Wort, de son rédacteur en chef (Jean-Lou Siweck) et de son journaliste, pour procédure abusive. Comme l’a révélé Reporter en 2023, Gerard Lopez a ensuite transigé avec l’éditeur, le groupe Saint-Paul, alors présidé par Luc Frieden, pour lever les poursuites liées aux « propos incriminés » et faire promettre de ne pas les citer à nouveau.

Mardi, le Land a tenté de prendre contact avec Gerard Lopez par l’intermédiaire de son conseiller en communication local, l’ancien rédacteur en chef de RTL Télé, Alain Rousseau, pour obtenir des éclaircissements factuels sur les événements qui se sont produits en 2010. Mercredi matin, Rousseau s’est dit incompétent sur ce dossier et a invité à s’adresser « directement » aux « conseils (de Gerard Lopez), en l’occurrence Messieurs Paul Tweed et Richard Malka ». Selon le média (spécialisé dans la mode) Grazia, le premier, Nord-Irlandais, aurait bâti sa réputation « as one of the most formidable defamation lawyers in the world » (avec pour clients le Tout-Hollywood) et le second, avocat à Paris, a mené la vie dure au journaliste Denis Robert, auteur des révélations sur Clearstream. Une certaine idée de la liberté de la presse. PSO

Pierre Sorlut
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