Visée par deux enquêtes pénales et deux sanctions d’ampleur, Banque Havilland voit sa licence retirée et est placée en sursis de paiement

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Le siège de Banque Havilland mercredi au 35A de l’avenue JFK, sur le Kirchberg
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 23.08.2024

« Deux instructions sont en cours à l’encontre de la banque », écrit le parquet au Land ce mercredi. L’administration judiciaire compte ses mots lorsqu’elle est interrogée sur une éventuelle enquête visant Banque Havilland pour blanchiment d’argent. Les annonces du retrait de sa licence, le 2 août, et du sursis de paiement, le 9 août, ne mentionnent qu’à la marge la problématique. Sur base des informations de presse compilées ces derniers jours (et dernières années), ces enquêtes découleraient des signalements opérés par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) auprès de la justice après des constatations de manquements aux règles en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT).

Comme l’a révélé Reporter, Banque Havilland conteste devant les juridictions administratives une sanction de cinq millions d’euros prononcée contre elle en mai et pas encore publiée. « Le recours contre une amende de la CSSF été introduit le 30 mai par Pierre Hurt, mais aucune audience n’a pour l’heure été fixée », répète le parquet cette semaine. Selon un classement officieux des sanctions, il s’agirait du deuxième plus gros montant infligé par la CSSF depuis 2010 et la fin (toute progressive) du laxisme réglementaire en matière de LBC/FT. Le record est détenu par Edmond de Rothschild pour son implication dans le blanchiment du détournement du fonds souverain de la Malaisie, 1MDB. Cette sanction, prononcée en juin 2017, a précédé de 18 mois une autre infligée à Banque Havilland : quatre millions d’euros, soit le quatrième montant (après celui qu’a payé la BIL en 2020, 4,6 millions). En décembre 2018, la banque détenue par la famille Rowland n’avait déjà pas respecté « ses obligations professionnelles concernant la mise en place d’une administration centrale robuste, d’une gestion saine et prudente des affaires, ainsi que de dispositions en matière de gouvernance interne et de lutte contre le blanchiment d’argent », avait expliqué le régulateur dans sa communication publique. La première des deux enquêtes avait alors été ouverte.

Le patriarche David Rowland avait alors mandaté des notoriétés du centre financier pour redorer le blason de son établissement bancaire. Frédéric Genet (ancien patron de SGBT), Fernand Grulms (ancien directeur de Luxembourg for Finance) et Virginie Lagrange (ex-UBS et Credit Suisse, aujourd’hui présidente de l’Institut luxembourgeois des administrateurs) devaient encadrer deux de ses huit enfants, Venetia Lean et Harley Rowland. Mais un nouveau contrôle de la CSSF en matière LBC/FT, entamé en 2021, a de nouveau semé le trouble. Le jugement du tribunal commercial de ce 9 août prononçant le sursis de paiement révèle la nature des reproches adressés à Banque Havilland. On y lit que, par l’intermédiaire de son avocat Pierre Elvinger (EHP), la banque a fait valoir « qu’elle conteste que des contrôles effectués dans ses locaux par la CSSF auraient révélé des violations graves et répétées en matière de gouvernance interne et du dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme ». Banque Havilland dément en outre les accusations selon lesquelles David Rowland aurait « facilité et orchestré ces prétendues violations ».

Petite banque, gros problèmes Dans un communiqué daté du 2 août (encore plus laconique qu’à l’accoutumée), la CSSF informait simplement que la BCE avait décidé la veille de retirer la licence de Banque Havilland. La punition extrême, rarement prononcée. La BCE est la seule dotée de ce pouvoir depuis l’instauration fin 2014 du mécanisme de supervision unique (elle ne produit néanmoins pas de statistique sur le recours au retrait). Mais le régulateur luxembourgeois précise en sus, dans sa communication, que la banque est « un établissement moins important (less significant institution) directement supervisé » par ses soins, sous-entendant qu’en l’espèce, la CSSF peut demander à ce que Francfort retire à une banque son droit d’exercer.

Mais il n’est pas question de manquements en matière de LBC/FT dans le communiqué, car cette motivation de la sanction administrative est contestée. En guise de comparaison, en février 2018, la BCE avait demandé que le groupe bancaire letton ABLV, y compris sa filiale luxembourgeoise, soit placé en sursis de paiement car il menaçait de faire défaut. Des soupçons de blanchiment d’argent étaient cependant évoqués dans la communication de la BCE, opérée directement depuis Francfort, car il s’agissait là d’un établissement systémique (significant).

L’existence d’Havilland est troublée depuis ses premières heures. La banque a été créée sur les cendres de la filiale luxembourgeoise du groupe bancaire islandais Kaupthing. Celui-ci avait (lui aussi) été placé en sursis de paiement après des problèmes de liquidité, ainsi que des manipulations financières opérées entre Reykjavik et Luxembourg. Le régulateur islandais avait notamment alerté la CSSF sur des transactions douteuses impliquant la direction de la filiale luxembourgeoise et une entité offshore, Lindsor Holding Corporation, entre septembre et octobre 2008, au moment où le château de cartes s’écroulait. Le régulateur luxembourgeois avait fini par partager ces soupçons, fin avril 2010, après des perquisitions menées au siège avenue Kennedy dans le cadre de commissions rogatoires internationales émises depuis l’Islande.

La tortue judiciaire Le CEO de la filiale luxembourgeoise a été condamné à cinq ans de prison en Islande dès 2013. De son côté, le parquet luxembourgeois n’a annoncé qu’en avril 2020 avoir clos l’instruction ouverte dix ans plus tôt pour vol domestique, abus de confiance, abus de biens sociaux, recel, de faux et usage de faux et de blanchiment. « Une affaire très complexe » dans le cadre de laquelle quatre personnes ont été inculpées, avait présenté l’administration judiciaire. Cette semaine, cette dernière informe que la chambre du conseil a renvoyé (par décision du 28 février) trois inculpés devant le tribunal correctionnel. Deux parties ont fait appel. À la Chambre du conseil de la Cour d’appel de statuer.

Ce volet s’ajoute au dossier Immo-Croissance, le fonds d’investissement immobilier disputé par la bad bank née de la restructuration de Kaupthing, Pillar Securitisation, et un investisseur italien victime d’une fraude de la banque (terme utilisé par les juges), Umberto Ronsisvalle. Le cabinet d’affaires EHP, qui conseille l’établissement, assiste Pillar dans les multiples recours engagés, devant les instances nationales et à la Cour des droits de l’Homme à Strasbourg (où il a été débouté). Le prestigieux cabinet de droit des affaires et la Banque de Luxembourg (liée à EHP par ses principaux associés) se sont accaparé des actifs du fonds Immo-Croissance lorsque celui-ci est passé entre les mains des anciens cadres de Kaupthing : la villa Churchill pour l’un, le bâtiment Arsenal (pour agrandir son siège sur le boulevard Royal) pour l’autre. Le litige sur la propriété du fonds et ses actifs présents ou anciens occupe encore la justice.

Léon Gloden, ministre des Affaires intérieures (CSV), et Luc Frieden, Premier ministre (CSV), étaient tous deux associés chez EHP avant de siéger au gouvernement en novembre dernier. Le second était ministre du Trésor (et de la Justice) en 2008 quand Kaupthing a été placée en sursis de paiement. Le chrétien-social avait d’abord soutenu une reprise de l’établissement par la Libyan Investment Authority (une offre finalement refusée par les créanciers) avant d’adouber David Rowland, un financier proche des Tories et du prince Andrew, frère cadet du Roi Charles III. En septembre 2009, à la célébration de la naissance d’Havilland au cercle Munster, Luc Frieden pose aux côtés de David et Jonathan Rowland, ainsi que du Duc d’York (d’Land, 22.09.2023). D’aucuns ont, depuis, regretté l’entêtement politique à sauver la banque (dont une bonne partie des clients étaient des petits épargnants belges) en méprisant les raisons pour lesquelles Kaupthing était tombée.

Pour l’ensemble de son œuvre La deuxième sanction prononcée en mai par la CSSF à l’encontre d’Havilland a germé concomitamment à une série d’événements mettant en cause la gouvernance de l’établissement ayant des activités à Londres (fermées depuis), Monaco, Vaduz, Dubaï et Zurich. Dans un reportage diffusé en 2021, Bloomberg avait exposé la proximité de David Rowland avec le Prince Andrew, « fils préféré de sa Majesté la Reine ». Ensemble, ils ont approché des autocrates (comme Kim Jong Un) ou kleptocrates pour offrir les services d’Havilland, narrait l’agence d’informations financières. En janvier 2023, la Financial Conduct Authority britannique a condamné Banque Havilland à dix millions de livres d’amende et retiré l’honorabilité à trois de ses représentants (dont un fils Rowland, Edmund). Dans sa décision de 49 pages, l’autorité financière pointe du doigt les relations privilégiées entre David Rowland et Mohammed ben Zayed, dirigeant des Émirats arabes unis. Pour s’attirer les grâces de MBZ, les équipes d’Havilland avaient fomenté une manipulation de marché abracadabrantesque pour déstabiliser l’économie de l’ennemi qatari.

En juin 2023, le consortium de journalistes OCCRP a documenté l’entrée en relation de Boris Rotenberg auprès d’Havilland alors que l’oligarque russe, proche du président Vladimir Poutine, avait ses avoirs gelés en Europe depuis 2014 et l’invasion de la Crimée. S’ajoute dans la bad press, le rachat litigieux par la banque du duplex new yorkais de son client nigérian, un PEP (Politically Exposed Person), pour échapper au séquestre de la justice américaine. C’était aussi en 2023. Puis, la même année, il y a eu l’implication d’un cadre de la filiale monégasque dans une opération de blanchiment. Tout cela n’a pas échappé au régulateur. Et pourtant la banque a fait comme si…

Dans ses comptes publiés le 28 juin, soit quinze ans après l’obtention de sa licence et un mois avant qu’elle ne la perde, Banque Havilland écrit : « Private ownership provides the group and its clients with stability and consistency. » Dans le narratif d’entreprise, l’ADN de la banque se divise en quatre principes, dont celui de l’intégrité. « We act with integrity in everything we do; this is the key to being trusted by our clients and counterparties », avance-t-on. Le rapport de la banque promet une structure de contrôle avec une triple ligne de défense. Et grâce à la mise en œuvre de son programme « Excellence 2024 », l’établissement limite les pertes, les faisant passer de 28 à 8 millions d’euros entre 2022 et 2023. Figure aussi dans les comptes une provision de 6,5 millions pour un « litige réglementaire ». Fin 2023, Banque Havilland informait employer 133 personnes.

Conflit d’intérêts Contacté par le Land mardi, le président du syndicat Aleba, Roberto Mendolia relate avoir reçu des représentants de la délégation du personnel de Banque Havilland dès le 30 juillet, une semaine après la parution chez Finews.com de l’information d’une prochaine suspension de licence. Le syndicaliste a insisté pour que les salariés obtiennent de la direction la sacralisation d’un budget pour les rémunérer tant qu’ils sont sous contrat et les indemniser ensuite, quand il faudra baisser le rideau. Mais Roberto Mendolia voit néanmoins des signes positifs. Deux investisseurs potentiels auraient pris contact avec lui pour reprendre la licence et relancer l’entreprise. Le président de l’Aleba dit avoir transmis à la direction de l’établissement, Marc Arand, les coordonnées des personnes en question. Mais Roberto Mendola n’a pas eu de retour et l’intéressé a peur d’un blocage. Le syndicaliste assure néanmoins avoir confiance en l’administrateur nommé par le tribunal commercial Laurent Fisch (au côté de l’auditeur Christophe Vandendorp, EY) . L’avocat expert en liquidation s’est présenté sous l’étiquette Déi Lénk aux dernières législatives. Clin d’œil de l’Histoire, il s’était aussi associé à Franz Fayot dans un cabinet spécialisé lorsque le socialiste a quitté le prestigieux cabinet d’affaires EHP. Jeune avocat, Franz Fayot avait administré le sursis de paiement de Kaupthing puis représenté la banque devant les tribunaux. Un passé qui compliquera sans doute la politisation du débat parlementaire sur l’avenir d’Havilland et la supervision de la place financière.

Dans un communiqué diffusé sur son site le 2 août, soit le lendemain de la suppression effective de sa licence et le jour de sa communication, Banque Havilland affirme vouloir mettre fin à ses activités « de manière ordonnée (…) et en protégeant les intérêts de toutes les parties prenantes », mais veut aussi contester la décision de la BCE. Le cas échéant, le recours sera déposé devant le tribunal de l’Union européenne. Au Kirchberg, comme Havilland. Le 22 juin 2022, l’instance a débouté Anglo Austrian Bank dans son recours en annulation du retrait de licence prononcé en 2019 à son encontre par la BCE pour manquements à la régulation contre le blanchiment d’argent. Banque Havilland n’a pas répondu à la question de savoir si elle maintenait son intention de déposer un recours… ni à aucune autre question du Land.

Pierre Sorlut
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