La SNCI « s’est séparée » de son directeur au bout de dix mois chrono. La nouvelle directrice (et ancienne n°2) a pris ses fonctions en février. Retour sur deux ans qui ont ébranlé la banque publique

« Dynamique et stable »

Eva Kremer, directrice de la SNCI depuis ce février
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 09.08.2024

Publiée en automne 2023, l’offre d’emploi faisait écho à la période tumultueuse que venait de traverser la Société nationale de crédit et d’investissement (SNCI). Le ou la futur(e) directeur(rice) devait avoir « le sens du relationnel » et « l’esprit d’équipe » pour diriger cette banque publique, décrite comme « dynamique et stable ». Parmi la quarantaine de candidatures, la SNCI a opté pour quelqu’un de la maison. Eva Kremer, jusque-là la numéro 2, a officiellement pris ses fonctions en février. Elle était entrée à la SNCI en décembre 2002, en provenance du ministère de l’Économie. Peut-on réformer une institution dont on est soi-même le produit ? Eva Kremer concède que son défi serait de ne pas être « betriibsblann ». Mais elle se sentirait capable de se remettre en question. Surtout, elle connaîtrait tous « les métiers » de la SNCI pour les avoir elle-même exercés : dossiers de crédits aux PME et aux grands groupes, relations avec les réviseurs, gestion des participations. La nouvelle directrice s’affiche volontariste : La banque aurait déjà perdu trop de temps, elle devrait désormais « être là où l’on a besoin d’elle », dans le financement des entreprises et la diversification économique.

La tentative de réforme précédente avait fini dans le chaos. Le passage de Marc Niederkorn à la direction de la SNCI aura été des plus brefs. Le senior partner chez McKinsey avait été recruté en octobre 2022. En juillet 2023, le conseil d’administration lui a signifié son licenciement (avec effet au 1er octobre). Dix mois chrono. Niederkorn estime que son passage de McKinsey à la SNCI lui aurait fait perdre « les trois-quarts » de son salaire, et il y voit la preuve de sa « volonté de contribuer à la cause publique ». (Âgé de 54 ans au moment de quitter McKinsey, il s’approchait en fait de l’âge de départ officieux dans les grands cabinets de consultance.) À son époque McKinsey, Niederkorn exhibait un certain radicalisme patronal. En 2022, il avait pondu un papier pour la Chambre de commerce portant sur la fonction publique et son « potentiel d’automatisation ». Celui-ci s’élèverait à 26 pour cent dans le domaine de l’éducation, estimait alors Niederkorn, grâce à la « scalability » que permettraient les « virtual classrooms ».

La lettre de mission de Niederkorn, signée par les ministres de tutelle Yuriko Backes et Franz Fayot, était très ambitieuse. Elle chargeait Niederkorn d’« une refonte profonde des missions, des instruments, voire de la future gouvernance de la SNCI ». Elle recommandait de « mettre en chantier » la modernisation « de fond en comble de la loi organique et des règlements d’exécution […] dans une deuxième phase ». Or, le nouveau directeur a ouvert une pléthore de chantiers en parallèle. Il semble s’y être pris de manière malhabile et brusque. (Face au Land, Niederkorn dit être entretemps arrivé à la conclusion qu’il aurait fallu « fonder une nouvelle SNCI avec des structures propres », et placer les « Altlasten » dans une bad bank.) Il a très vite clashé avec le président du conseil d’administration, Vincent Thurmes. Le premier conseiller au ministère des Finances avait été nommé au même moment à la SNCI que le senior partner de McKinsey. Entre les deux, la relation s’est rapidement détériorée. Les méthodes McKinsey ne passaient pas chez la SNCI, une minuscule banque (une vingtaine d’employés aujourd’hui) qui s’est toujours décrite comme « prudente ». La situation devenait ingérable. Les ministres de tutelle Yuriko Backes et Franz Fayot ont préféré arrêter les frais.

Contacté par le Land, Vincent Thurmes répond par écrit : Il ne pourrait pas « fournir d’informations sur des dossiers ressources humaines ». Et de renvoyer au communiqué envoyé à l’automne 2023 à la presse. On y apprenait que même si les motifs du licenciement ne pouvaient être dévoilés, ils seraient « précis, réels et sérieux ». On y apprenait également que la décision de « se séparer » de Marc Niederkorn avait été prise « de façon unanime ». Une manière diplomatique de dire que les quatre représentants patronaux, dont Carlo Thelen, ne s’y étaient pas opposés. (Marc Niederkorn est pourtant un ancien membre élu de la Chambre de commerce, où il a siégé dans la plénière.)

Après son licenciement, Marc Niederkorn est passé à la contre-offensive médiatique, faisant feu de tout bois. Auprès de Radio 100,7 et du Wort, il a fustigé « les privilèges d’un petit groupe d’insiders » qui auraient bloqué une modernisation de la SNCI. Il visait surtout Vincent Thurmes : « J’ai été empêché par le président du conseil d’administration d’implémenter les réformes dont m’avaient chargées les ministres Backes et Fayot ». Face au Land, il dit pourtant ne pas contester son licenciement devant le tribunal du travail ; « la vie est trop courte pour ça ». Mais il indique également qu’il aurait « briefé », tout au long de son mandat, Luc Frieden, alors président de la Chambre de commerce.

Niederkorn dit avoir donné, au lendemain de son licenciement, une « interview d’exit » à la CSSF, durant laquelle il aurait présenté « 18 points de non-conformité » au superviseur. Le président de la SNCI aurait par exemple siégé dans la direction de la banque, ce qui, d’un point de vue réglementaire, serait « absolut haarsträubend ». « Si vous tentiez aujourd’hui d’avoir une licence avec une telle structure auprès de la CSSF, vous seriez renvoyé dès le portier », dit-il sur le ton de l’ironie. Thurmes assure, lui, que la SNCI aurait introduit, et ceci dès 2022, « une séparation entre les tâches des membres du CA et le management de la banque ». Celle-ci aurait été « consacrée » dans les règlements d’ordre intérieur, début 2024. (Datant d’août 2022, la lettre de mission ministérielle réclamait une clarification et une séparation des rôles respectifs.)

Il y a presque cinquante ans, le projet de loi de la SNCI avait été rédigé par et pour Raymond Kirsch. Le fonctionnaire systémique créa une banque à son image. Le premier président de la SNCI a veillé à concentrer un maximum de pouvoir. (La loi de 1977 ne prévoyait ainsi pas de comité de direction.) Quant aux jetons du président, ils comptent jusqu’à aujourd’hui parmi les plus gros tickets que l’État luxembourgeois à offrir. (Ils permettraient aisément de doubler un salaire de haut fonctionnaire.) La présidence revenait aux grands commis de l’État des deux ministères de tutelle (l’Économie et les Finances, selon un principe de rotation) : Raymond Kirsch (1979-1989), Armand Simon (1990-1992), Romain Bausch (1992-1995), Georges Schmit (1995-2002), Gaston Reinesch (2002-2012) et Patrick Nickels (2013-2022).

Nommé en 2022, Vincent Thurmes cumule la présidence de la SNCI avec un mandat d’administrateur à la Bil et un autre à la Bourse de Luxembourg. (En 2023, les treize administrateurs de la BIL se sont partagés 1,4 million d’euros en tantièmes ; le même montant qu’à la Bourse, dont le CA compte quinze membres.) Marc Niederkorn estime aujourd’hui que le cumul de son ancien président constituerait un conflit d’intérêts personnel. Thurmes met, lui, en avant les « politiques de gestion de tout conflit d’intérêts qui pourrait se présenter », tant chez la Bil que chez la SNCI.

La SNCI est un enfant de la crise sidérurgique. Elle est née à la toute première Tripartite de 1977. Avec ses trois représentants syndicaux et ses quatre représentants patronaux, la composition du CA reflète encore cette origine. Pierre Werner s’offusquait à l’époque de ce que les représentants de l’État se retrouvent ainsi mis en minorité. Une telle constellation, disait-il, ne serait pensable « dans aucun pays, dans aucune institution financière ». L’OGBL et le LCGB sont aujourd’hui représentés par André Roeltgen et Patrick Dury. Que font-ils de leurs jetons ? Contactés par le Land, le premier n’a pas souhaité commenter, tandis que le second dit en reverser « une partie » au syndicat. Le chef du LCGB explique également suivre des « formations régulières » sur l’analyse des risques et la prévention du blanchiment. Sa présence au CA de la banque publique lui permettrait de rassembler « des informations sur le développement économique ».

La SNCI détient des participations directes chez des « acteurs stratégiques » comme SES (10,88%), Cargolux (10,67%), Encevo (14,2%), Luxtrust (16,93%) ou Arcelor-Mittal (1,09%). On la retrouve également dans le capital de firmes moins systémiques, dont le producteur de vannes Sisto-Armaturen (47,15%) et Eurobéton Holding (34,50%), la société-mère de Chaux de Contern. Les participations restent la vache à lait de la SNCI : Elles lui ont rapporté plus de 51 millions d’euros en 2023. Certaines expriment des stratégies de diversification, d’autres répondent à des impératifs de souveraineté, d’autres encore sont le produit d’interventions de sauvetage. La liste des participations passées se lit comme le condensé d’un demi-siècle d’histoire économique, de l’usine sidérurgique MMRA à la « venture capital firm » Mangrove. Mais la SNCI s’est généralement montrée réticente à prendre des participations qu’elle jugeait risquées. Si elle le faisait, c’était sur instruction directe de ses ministres de tutelle. La banque couvre ainsi ses risques politiques. Lorsqu’en 2018, Planetary Resources Inc sombra, emportant avec elle les douze millions d’euros investis par la SNCI, ce fut le ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), qui affronta la critique et assuma la responsabilité.

L’État actionnaire a souvent provoqué un petit malaise. Dès 1977, Pierre Werner disait craindre un renforcement des « tendances à un capitalisme d’État ». Temporairement relégué dans l’opposition, l’ancien (et futur) Premier ministre CSV réclamait des « garde-fous » : Il ne faudrait pas « laisser s’accumuler au fil des années l’immense main morte de participations de l’État dans l’économie », déclarait-il lors du débat parlementaire sur la création de la SNCI. En 1993, le député libéral John Schummer estimait que « l’État, le plus souvent, s’est montré piètre actionnaire ». Il déposa une proposition de loi visant à rassembler les participations publiques dans « un fonds d’investissement national » qu’il nomma « Lux Participations ». Son idée étant de « diluer » l’engagement de l’État, en encourageant « l’actionnariat populaire ». Encore en 2000, la Chambre de commerce recommandait un « désengagement progressif » de l’État de ses participations.

En novembre 2023, l’ancien opening manager du Freeport, David Arendt, plaidait dans le Land pour « une holding nationale » gérant les participations étatiques. Pour libérer les hauts fonctionnaires de leurs conflits d’intérêts qui ne seraient « pas sains », on devrait créer une « agence de participations » sur le modèle français. Aux CA, on pourrait envoyer des fonctionnaires retraités ainsi que des « personnes qualifiées recrutées directement par l’entité ». Sa tribune libre mobilisait beaucoup les termes « transparence », « efficacité » et « gouvernance », les mots de « intérêt général » ou « intérêt public » en étaient par contre absents. Il conclut son plaidoyer par un appel à la « sagesse » et au « courage » du nouveau gouvernement Frieden-Bettel. David Arendt travaille lui-même comme administrateur indépendant. Les centaines de mandats de l’État constituent un marché lucratif.

Même son de cloche chez Marc Niederkorn : Il faudrait des administrateurs capables de discuter « op Anhéicht » avec les CEO et les CFO. Pour y arriver, « la dimension internationale ne serait pas négligeable ». De nouveau, la critique n’est peut-être pas entièrement désintéressée. Car Niederkorn travaille entretemps pour un cabinet de recrutement, conseillant les sociétés dans leur « board practice », les aidant notamment à définir les profils de leurs futurs administrateurs. Espère-t-il placer ses clients ? Sa « job description » exclurait toute activité de « search », répond Niederkorn. (Il travaille par ailleurs comme « chief strategy officer » chez Luxaviation, l’opérateur de jets privés.)

Mais Marc Niederkorn met également en doute la « rationalité » (du moins économique) du portefeuille de participations de la SNCI. Il raconte que lorsqu’il aurait demandé pourquoi l’État était toujours actionnaire de telle ou telle société, on lui aurait parfois répondu : « Ah, ça c’est politique… » Ce qu’il traduit par : « Well de Pitt, d’Josette oder de Jhemp do am Conseil sëtzt an Tantieme kasséiert. » Confronté à cette déclaration, Vincent Thurmes estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur les participations de la SNCI. La banque publique aurait régulièrement « acquis, augmenté, réduit ou cédé des participations, en ligne avec ces objectifs [de développement et de diversification économiques] ». Eva Kremer rappelle de son côté que sortir d’une entreprise est un exercice délicat. Il faudrait trouver un repreneur sans créer de « remous » ni « fragiliser » l’entreprise.

L’État n’a jamais été capable de donner un cadre clair à la rémunération de ses hauts fonctionnaires. L’avantage de la solution des mandats de CA est justement sa flexibilité et son opacité. Le système permet de récompenser les favoris et de punir les placardisés. Il permet ensuite de compenser les heures supplémentaires. Il permet enfin de maintenir l’illusion d’une fonction publique relativement égalitaire. Toucher à cet équilibre serait politiquement très hasardeux. La SNCI a, quant à elle, réglé la question en interne. « Les jetons restent dans la banque », assure Eva Kremer. Les cinq employés de la SNCI qui couvrent une partie des CA (d’autres mandats sont réservés à des fonctionnaires des ministères) reversent donc l’intégralité de leurs tantièmes à leur employeur.

Présenté en 2012, le Luxembourg Future Fund (LFF) doit répartir le risque et minimiser l’exposition. Il est également supposée « renforcer l’écosystème luxembourgeois de capital-investissement ». La première édition, lancée avec trois ans de retard, portait sur une enveloppe de 120 millions d’euros. La SNCI investissait dans les Fintech et la cybersécurité, mais elle suivait surtout l’impulsion ministérielle en misant sur le secteur spatial. Or, les liens avec le Luxembourg de ces start-ups du « new space » se sont souvent révélés ténus. La plupart des filiales sont restées anémiques, d’autres ont fermé. La principale prise était Spire Global. Le fabricant et exploitant de nanosatellites déclare aujourd’hui employer 75 personnes au Grand-Duché. Mais la filiale luxembourgeoise affiche encore des pertes : 16,3 millions en 2022 et 17,4 millions en 2021. Eva Kremer rappelle qu’« il y a, évidemment, toujours un risque ». Mais elle appelle aussi à « ne pas juger trop tôt ». Lancée en mars 2023, la deuxième édition du LFF s’élève à 160 millions maximum. Le mois dernier, pas moins de trois ministres ont fièrement annoncé que « LFF2 » venait d’investir 15,7 millions dans Lyten, « leader mondial de la technologie des batteries au lithium-soufre ». Basée en Californie, la firme s’est engagée à établir son QG européen au Grand-Duché, ainsi qu’à y ouvrir un centre de recherche. (Quant à l’établissement d’une usine, Lyten voudrait en « analyser la possibilité ».)

Qu’il faille réformer la SNCI, cela fait consensus. « J’ai toujours été d’avis que cet outil était sous-utilisé », dit l’ancien ministre socialiste de l’Économie, Franz Fayot. La SNCI n’aurait « pas réussi à se réinventer », même pas suite aux chocs successifs du Grand Confinement et de la crise énergétique. Quant à Marc Niederkorn, il aurait eu de bonnes idées de réforme ; « mais bon, la sauce n’a pas pris… », estime Fayot. Les années de taux zéro ont fait disparaître l’avantage comparatif de la SNCI. La banque publique a temporairement perdu sa raison d’être. Son stock de crédits chutait de 316 à millions d’euros en 2008 à 119 millions en 2018. Il est timidement remonté à 240 millions l’année dernière. Cela reste très bas. Surtout comparé aux fonds propres qui dépassent le milliard d’euros et qui placent la SNCI dans le top 10 des banques de la place. Cette critique, Eva Kremer dit la comprendre, du moins en partie. Car les participations de la SNCI nécessiteraient « une autre vue à long terme », c’est-à-dire des fonds propres « plus stables » pour couvrir les risques. La décarbonation de l’industrie et les investissements gigantesques qu’elle nécessitera devraient s’imposer comme une des priorités futures de la SNCI. Cela aussi fait consensus. Eva Kremer vient de lancer une « réflexion stratégique » dont elle compte présenter les conclusion d’ici novembre.

En attendant ce papier de stratégie, la SNCI s’enfonce dans un autre chantier. En avril 2018, la banque avait décidé d’acheter l’imposante « Villa Servais » au Limpertsberg (et son annexe datant de 1982). Prix d’acquisition : 14,35 millions d’euros. Mais ce sont les travaux de rénovation qui ont vraiment fait exploser l’ardoise : Ils devraient coûter, à eux seuls, 15,7 millions d’euros. Soit plus de trente millions pour une banque comptant une vingtaine d’employés. Le bâtiment disposera d’une surface utilisable de 2 300 mètres carrés nets, dont un tiers pourrait être loué. Dans la réponse à une question parlementaire, les deux nouveaux ministres de tutelle Gilles Roth (CSV) et Lex Delles (DP) ont donné la raison de ces surcoûts : On a trouvé de l’amiante « op verschiddene verstoppte Plazen ».

Bernard Thomas
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