Loin des mythes et des dieux, et l’accent mis d’autant plus sur la détente et le sourire

Les Maîtres Chanteurs, dégonflez-moi ça

d'Lëtzebuerger Land vom 15.08.2025

Ce qui peut bien rapprocher Wagner et les fromages fondus français du fabricant Bel ? C’est une exposition au musée qui jouxte la maison Wahnfried, en 2022, entre instrumentalisations publicitaires du maître de Bayreuth et parodies, qui me l’a appris. Pendant la Première Guerre mondiale, sur les camions de ravitaillement en viande fraîche, était peinte une tête de vache hilare, imaginée par l’illustrateur Benjamin Rabier, et les poilus avaient vite fait de s’inspirer des transports de troupes allemandes sous les emblèmes des « Valkyries », pour détourner l’animal en « Wachkyrie ». Et le nom de la marque fut déposé en 1921, il fonctionne toujours.

Et la vache, rigolote comme au début, mais immense et gonflable, est là, surplombant la Festwiese dans sa version plastique, tel un portail inversé, dans la nouvelle mise en scène des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Et pour aller tout de suite au dénouement, quand Beckmesser a failli, se trouve mis sur la touche, le voici qui débranche la fiche, la vache se ratatine, et il faut que Sachs, très vite, remette la prise pour redonner ses forces à l’animal. Le concours de chant a donné son vainqueur, on aurait dit le prix de l’Eurovision en plein Disneyland, mais on n’en a pas fini des emmerdes. Il est vrai que le texte les appelle, et pas besoin de s’en prendre aux accents nationalistes, ça a été fait, à Bayreuth avec Katharina Wagner et Barrie Kosky ; non, le metteur en scène Matthias Davids qui vient de la comédie musicale, a juré de rester dans la légèreté. Cependant, personne ne veut plus d’enrôlement dans les maîtres chanteurs, et l’air du temps aidant, c’est la jeune femme, c’est Eva qui se saisit de Stolzing, et les deux de s’en aller, laissant le père Pogner ainsi que Sachs cloués sur place, floués. Pourquoi seulement une jeune femme tant soit peu émancipée se laisse-t-elle traîner comme enjeu sur une estrade de fête foraine, entièrement prise dans un arrangement de fleurs dont seule la tête ressort ? Il est vrai que l’allemand connaît le mot « Preiskuh », et nous en resterons là avec les rapprochements vaches.

Il serait en plus injuste de vouer aux gémonies cette production pour sa dernière demi-heure (même si elle compte énormément). On l’a laissé entendre, Matthias Davids a pris les Maîtres Chanteurs pour ce qu’ils sont aussi, seule comédie si l’on veut de Wagner, il a misé sur l’humour, la bonne humeur (peut-être en contrepoison de nos temps maussades) ; il a surtout réussi à convaincre dans les relations entre les personnages, dans l’éclairage des sentiments, des attitudes, plus largement dans ce qu’il y a de vivant. Et là-dessus, il a pu compter d’une part sur un chef à la direction ample, un Daniele Gatti parfaitement à l’écoute des chanteurs, d’autre part sur ceux-là mêmes, tellement ils ont avec beaucoup de force et de délicatesse, suivant les besoins, su faire vivre les notes, mieux, les incarner. Ce qui vaut pour les deux couples, Eva (Christina Nilsson) et Stolzing (Michael Spyres), Magdalena (Christa Mayer) et David (Matthias Stier), a fortiori pour Beckmesser (Michael Nagy), rôle combien ingrat, mené ici avec une drôlerie bravoureuse sans verser jamais dans la caricature malvenue.

Ah, bien que l’ensemble, avec tous les maîtres chanteurs, et veilleur de nuit, ait été d’une belle cohésion, une mention particulière doit aller à Georg Zeppenfeld, un Hans Sachs on ne peut plus humain, rien que par les états d’âme qu’il sait transmettre, et il le fait avec une profondeur constante. Dans une grande clarté de l’expression, due à son phrasé, au poids donné aux mots. Et là le compliment de légèreté prend tout son sens. D’autant plus que ces Maîtres Chanteurs, avant de les (re)voir au Festspielhaus, avaient été découvertes à la télévision ; avec les cadrages qui lui sont particuliers : de gros plans sur Sachs, dans sa bonhomie justement, dans son espièglerie, dans ses accès de colère aussi (nourrie de son renoncement à Eva), dans une supériorité qu’il ne fait jamais sentir aux autres. Zeppenfeld mène son Sachs à travers ce rôle si monstrueux, si plein d’embûches, une voix sans la moindre lourdeur, des gestes précis, comme allant d’eux-mêmes.

Une chance que ces deux visions, il est vrai que dans le cas du Festspielhaus, c’est l’écoute qui l’emporte. Et plus que jamais pour la reprise de Lohengrin, avec le retour au pupitre (si le mot convient pour la fosse mystique) de Christian Thielemann, deux ans d’absence, c’est peu finalement, c’est assez pour un triomphe. Amplement justifié, dès le prélude, ce son qui semble naître du néant, un envoûtement qui vous saisit peu à peu, et tous y ont succombé, musique hypnotique pour Nietzsche qui a quand même des réserves, trop efficace, dit-il, quant à Baudelaire, il s’est trouvé délivré des lois de la pesanteur. Pour la production actuelle, c’est l’avis de Thomas Mann qu’on retiendra, insistant sur la couleur bleu-argent. Car les décors de Rosa Loy et de Neo Rauch, leurs ciels de toutes les nuances font autant le climat. Mais là encore, rien à signaler de particulier du côté de la mise en scène (Yuval Sharon), c’est bien l’histoire du chevalier de lumière ; à Barcelone, récemment, Katharina Wagner a carrément mis les choses à l’envers, posant radicalement la question du bien et du mal. On se satisfera des légères rebiffades d’Elsa.

À Bayreuth, on s’est assagi, le Ring de Valentin Schwarz vit sa dernière année, et pour lui succéder, en 2026, année jubilaire, c’est au passé revu par l’intelligence artificielle qu’on fera confiance. Mais restons encore avec ce Lohengrin, ses interprètes applaudis à tout rompre, deux couples toujours, Elsa (oui, Elza Van den Heever) et Lohengrin (Piotr Beczala), Ortrud (Miina-Liisa Värelä) et Telramund (Olafur Sigurdarson), sans oublier le personnel royal, Mika Kares et Michael Kupfer-Radecky. Enfin, mais là il faut joindre les deux soirées, ce fut le premier contact avec des chœurs fortement remaniés et leur nouveau directeur Thomas Eitler-De Lint ; on sait leur importance, et le temps qu’il faut pour atteindre l’excellence visée. Les choristes, les voici tous rassemblés, répartis sur scène, dans le final des deux opéras, au départ d’Eva et de Stolzing, à l’arrivée d’un Gottfried tout en vert ; des dénouements qui semblaient laisser les deux groupes, du Brabant, de Nuremberg, plus que pantois, dans un grand désarroi. Peut-être le sentiment dominant de nos jours.

Lucien Kayser
© 2025 d’Lëtzebuerger Land