Par cette déclaration, nous souhaitons montrer aux nombreux cinéastes ukrainiens qui, ces derniers jours, ont été obligé-e-s d’expliquer en quoi le boycott du cinéma russe est une nécessité malgré la défiance d’une part – conséquente – du monde culturel européen, qu’iels ont été malgré tout entendu-es. De leur montrer que la lumière brille toujours et encore, face à l’adversité, et qu’elle ne s’éteindra jamais, qu’iels ne sont pas seul-es, malgré les apparences. Il nous semble donc important que les cinéastes et artistes européens qui soutiennent aujourd’hui le boycott fassent également entendre leurs voix, des voix encore trop peu nombreuses.
En effet, nous avons à plusieurs reprises lu et entendu qu’il fallait du « courage » pour ne pas céder à l’émotion des cinéastes ukrainiens appelant au boycott du cinéma russe ; à d’autres d’aller plus loin encore et de parler du « chantage » inacceptable de ces derniers. Alors certes, nous le savions déjà, le courage est une notion à géométrie variable, mais le courage n’est pas de notre côté, n’en déplaise à certains. Le courage n’a cours que du côté de la Dniepr, à deux mille kilomètres de notre chez nous (et c‘est bien confortable ainsi).
Certains, parfois les mêmes, parlent de solidarité envers le peuple ukrainien et ses cinéastes. Or tout en expliquant être de tout cœur avec eux, iels réaffirment néanmoins que le boycott reste philosophiquement inacceptable. Comme l’a dit récemment le critique ukrainien Serhii Ksaverov, cette « solidarité » n’est qu’une solidarité de confort. Et il a bien raison. Nous sommes aujourd’hui incapables, en tant que société civile, de nous placer totalement et sans ambiguïté aux côtés du peuple ukrainien. Nous sommes incapables de faire le sacrifice de nos propres convictions, de faire des concessions sur notre manière de voir le monde. Mais les bombes ne tombent ni sur Luxembourg, ni sur Paris, ni sur Vienne, Berlin ou Londres.
Il est affligeant d‘imaginer ces grands cinéastes, au cinéma sensible et intelligent, devoir rédiger en urgence des tribunes pour tenter de nous faire comprendre pourquoi ce boycott participe aujourd’hui à quelque chose de plus grand, pourquoi ce boycott est une des pierres d’un édifice voué à lutter contre un envahisseur d’une violence insensée. Une pierre, une seule. Nous sommes tristes de les imaginer devoir trouver les bons mots pour ne pas trop blesser nos egos, malgré tout. Tristes de les voir perdre ce temps précieux à tenter de convaincre notre petite communauté d’artistes à les soutenir, alors qu’iels auraient certainement bien mieux à faire, nous pouvons aisément l’imaginer.
Car si le monde culturel, aujourd’hui, a du mal à franchir le pas du boycott c’est qu‘est ancrée en lui la conviction d’une place à part de l’artiste dans la société civile. Comme une ligne rouge à ne surtout pas franchir, il y a la croyance que l’artiste doit être protégé et que par conséquent, pour le bien de l’humanité, il doit être intouchable. Qu’il fait partie en définitive d’une caste à part. Or, n’en déplaise au monde de la culture, il nous semble que les artistes ne devraient jamais être une caste à part, déconnectée du monde réel. Tout comme l’art est toujours politique, l’artiste l’est tout autant. En ce sens, il s’inscrit dans la Cité au même titre que n’importe qui. Et lorsque le boulanger, innocent, d’un quartier de Vladivostok subit les conséquences des sanctions économiques, en tant que citoyen/consommateur mais également en tant que professionnel dans son métier, l’artiste lui aussi doit, de manière symétrique, en subir les conséquences. Il ne peut être traité différemment. C’est une question de responsabilité collective. L’artiste n’a pas à être exclu de cette responsabilité qui touche la collectivité. On imagine aussi que le monde culturel a du mal à faire bloc car celles et ceux qui sont impacté-es par le boycott sont parfois nos ami-e-s ou des personnes dont nous admirons le travail. Pour autant, le boycott ne cherche pas à cibler des individualités mais bien à faire barrage, à faire infléchir une politique avec les moyens qui sont les nôtres. Le monde culturel ne devant pas faire exception.
D’autres nous disent que le boycott ne sert à rien. Peut-être. Mais aujourd’hui il n’y a qu’une seule posture « juste ». Celle d’être aux côtés des artistes ukrainien-nes et de faire ce qu’ils nous demandent de faire. Tout simplement. D’ailleurs, qu’aurions-nous fait si nos enfants étaient sous les bombes ? N’aurions-nous pas aussi appelé à l’aide par tous les moyens ? N’aurions-nous pas appelé au boycott de nos agresseurs ? Si ces cinéastes considèrent qu’il est essentiel de limiter l’influence de la culture russe en ces temps exceptionnels. Alors considérons-le aussi. La question n’est pas celle de l’efficacité de la mesure, mais celle d‘un soutien indéfectible du peuple opprimé, et de la lutte sans concession face à l’agresseur russe. Et ce, d’autant plus que ces cinéastes nous précisent intelligemment, et c’est important de le rappeler, que ces mesures de solidarité sont des mesures de solidarité temporaires. Temporaires. Nous sommes à un moment précis de l’Histoire. Et ce moment appelle une prise de position totale et sans ambiguïté aux côtés d’un pays agressé, durant un temps limité à cette agression. Aucun pays en Europe et dans le monde n’enverra son armée combattre aux côtés des ukrainiens. Ils ne disposent que de ce type d’armes pour se défendre. C’est notre devoir que de les soutenir par tous les moyens en notre possession. En ce sens, le monde culturel doit prendre la mesure de la responsabilité collective qui lui incombe et qu’il se doit d’assumer ! Car ne l’oublions pas, l’Art survivra à tout.